Il n'y a pas de Ajar : deux femmes époustouflantes au texte et au jeu pour un seule-en-scène MEMORABLE
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.com/ Rappelons - tout le monde n'est pas un spécialiste de la littérature - que Romain Gary ( 1914 - 1980) était un écrivain français d'origine russe et de confession juive. Il fut aviateur, ambassadeur, résistant, diplomate, romancier génial, fils à maman... et surtout connu dans les années 1970 pour la mystification littéraire qui le fit signer plusieurs romans sous le nom d'emprunt d'Émile Ajar, tout en masquant son identité réelle : il est ainsi le seul auteur à avoir reçu le prix Goncourt à deux reprises, grâce à un roman écrit sous pseudonyme.
Devant nous, une cave aux sonorités intemporelles et humides, un lieu enténébré dont on entend soudain une voix rauque, enrouée - sans doute par des années de silence - qui s'adresse à nous. Puis elle apparaît.
Qui est ce jeune homme qui nous fait front? Il nous explique que si Romain Gary s'est tiré une balle dans la tête, non, "Ajar n'est pas mort ce jour-là". Lui? C'est "le fils de la plus fameuse entourloupe littéraire du XXème siècle", Jarry, c'est son père. Comment a-t-on osé tué Emile Ajar? Peut-on mettre à mort un personnage? "Je suis le rejeton d'une fiction très réelle", ajoute-t-il. Il se nomme Abraham Ajar et ,dans un monologue d'une rare intelligence et finesse, il nous offre un discours contre l'identité. Cette identité qui aujourd'hui "bouffe toute la place", cette identité qui devient un objet de revendication "qui vous empêche de devenir vous-même." Il raconte tout ce qui le met hors de lui au sens figuré, ...parce qu'au sens propre, ça n'est évidemment pas possible.
En parlant de lui, de son prénom juif, de son existence fictionnelle, de sa mère "qui a l'odeur du papier' et qui "prend l'odeur du lecteur", de l'héritage de ce père fantasque qui affirmait que "pour se comprendre, il ne faut pas parler la même langue", il emprunte une pensée universelle et invite à réfléchir sur les incohérences humaines. Il rappelle combien "on est tous conçu par procréation littéraire non-assistée", combien l'appropriation culturelle fait de nous bien plus ce que nous sommes que notre génôme. Saviez-vous qu' "en hébreu, le verbe être n"existe pas au présent"....? Ce qui veut dire que ce qu'on l'on est en train de vivre est une chose indicible, insaisissable et nous invite à l'humilité.
Ce texte d'une remarquable modernité, aussi irrévérencieux que sensible, aussi non-binaire que genré, aussi poétique que rationnel, est servi par une comédienne époustouflante qui endosse de multiples facettes d'un même être. Charismatique, magnétique, Johanna Nizard est dans ce rôle inoubliable. Eclipse totale de tout ce qu'on a vu auparavant. Delphine Horvilleur ( en mots) et Johanna Nizard ( en jeu et mise en scène) se sont surpassées.
Jouer de manière aussi vibrante et incarnée un personnage à la tessiture imaginaire qui surgit de l'inconscient ( le nôtre?) pour secouer notre dérive de l'entre-soi qui fait de nous des êtres qui jugent et se croient meilleurs, cela aurait mérité davantage - en ces temps inquiétants de "sur-egotisation"- qu'une simple nomination aux Molières 2023 dans la catégorie du Molière du seul en scène. Heureusement, si les "professionnels" n'ont pas eu la révélation nécessaire, le public, lui, se presse en Avignon chaque jour et repart, ravi, en emportant un peu de Ajar au fond de soi.
Il n'y a pas de Ajar
De : Delphine Horvilleur
Metteur·se en scène : Arnaud Aldigé, Johanna Nizard
Collaborateur·rice artistique : Frédéric Arp, Audrey Bonnet, Stéphane Habib, Cécile Kretschmar
Costumier·ière : Marie-Frédérique Fillon
Auteur·rice : Delphine Horvilleur
Créateur·rice son : Xavier Jacquot
Scénographe : François Menou
Interprète : Johanna Nizard
Directeur·rice de production : Olivier Talpaert
Dates et lieux des représentations:
- du 2 au 21 juillet relâche les 8, 15 juillet à 17h15 - FESTIVAL OFF AVIGNON 2024
- Du 26 au 28 janvier 2025 au Théâtre National de Nice
- Le 29 janvier 2024 au Théâtre Molière - Sète ( 34)