« A la table des loups » : A la recherche du grand roman américain ou le syndrome de Picsou chez l’oncle Sam
- Écrit par : Guillaume Chérel
Par Guillaume Chérel - Lagrandeparade.com/ Si en France, les écrivains rêvent tous d’approcher le génie de Proust et de Flaubert, entre autres, aux Etats-Unis, le Saint-Graal est d’écrire le Grand roman américain. Récemment, Bret Easton Ellis et Jonathan Franzen s’y sont frottés avec talent. Voici Adam Rapp, pas le perdreau de l’année (il est né en 1968, à Chicago) mais on sent que ce dramaturge reconnu (finaliste du Prix Pulitzer et du Tony Award), auteur d’une dizaine de livres (notamment en jeunesse), a muri « A la table des loups », premier roman traduit en Français, depuis des années.
Il s’agit d’une grande saga familiale, qui s'étale sur quatre générations, des années 50 à nos jours, mais principalement sur deux. On suit surtout l'évolution d'une famille ouvrière catholique pratiquante. Adam Rapp prend le temps de raconter par le menu, et en détail, sur près de soixante ans, cette fratrie qui se compose de cinq enfants, lesquels connaitront des trajectoires différentes. Voire diamétralement opposées, alors qu’ils ont eu la même éducation (in God we trust). Lorsque les frère et sœurs Larkin quittent le nid familial, chacun poursuit un fragment du « rêve américain ». Myra est infirmière en prison tout en élevant son fils, Lexy incarne la bourgeoisie des banlieues chic, Fiona plonge dans la bohème new-yorkaise, et Alec, autrefois enfant de chœur, disparaît dans les méandres de l’Amérique profonde.
Il y a la rebelle (« bohème/hippie ») ; celle qui préfère l’argent (avec la grande maison, le mari aisé et les enfants) ; la mère courage, qui se consacre à sa fille handicapée mentale ; et le « raté » boulet de la société (capitaliste). Bref, chacun d'entre eux représente un pan de la société américaine, basée sur la philosophie du « marche ou crève ». Pas de pitié pour les faibles. Cette palette de personnages illustre les maux qui rongent l'Amérique depuis des lustres. Notamment le stress post traumatiques des vétérans des différentes guerres, l’angoisse d’avoir, ou pas, une bonne couverture sociale (en particulier quand cela concerne la prise en charge des malades mentaux, ou souffrant du sida, et du cancer). Il est également question des armes à feu, et de la violence inhérente à ce pays créé sur un massacre : celui des autochtones indiens. L’auteur rappelle que ce n’est pas un hasard si les États Unis hébergent le plus grand nombre de serial killers au monde. Le tout dans un pays qui ramène tout à Dieu, et aux vertus de la bonne morale puritaine.
Le portrait n’est pas réjouissant. Les existences de chacun.e.s sont radicalement différent.e.s. Cependant, une constante semble les rapprocher : la plus sauvage des violences rôde autour d'eux et, à leur insu. La mort les frôle à plusieurs reprises. Leur propre mère reçoit d’inquiétantes cartes postales, dont elle choisit d’ignorer le message… Erreur fatale ? Morale de l’histoire : l’hypocrisie et la cupidité règnent. Ou le syndrome de Picsou… L’avènement au pouvoir de Donald (sic !) Trump est « somme » toute logique. Pour que le « mal » (le diable qui se prend pour Dieu) prospère, il faut que les gens dits « de bien » ferment les yeux. Bêtise, lâcheté ou collaboration ? Le résultat est le même. L’ultralibéralisme mène au retour du far West. On le sait, le chemin qui mène à l'enfer semble pavé de bonnes intentions. Comme si l’Histoire, avec un grand H, n’avait servi à rien. Adam Rapp a le mérite de poser la question du bien et du mal, du Yin et du Yang. Les personnages de Myra et Alec sont apparemment différents, opposés, mais interdépendants. L'un ne va pas sans l'autre. Ils sont les deux faces de la pièce (le dollar, évidemment).
A la table des loups, titre qui dit bien ce qu’il veut dire, est un roman ambitieux, exigeant, qu’il faut lire, déguster, à tête reposée. Car il y des ellipses, et des secrets de famille. Le lecteur est invité à combler les vides. Se faire son avis. Car c’est un miroir que l’auteur nous tend, évidemment. Qu’aurions nous fait ? Qu’avons-nous fait de nos vies ? Nous sommes-nous bien comportés ? En tant que citoyen, fils, père, frère, etc… Chacun fait comme il peut avec ses démons, ses boulets, ses moyens, à l'image de Denny. D'autres se roulent, et se complaisent, dans la fange (comme Ronan). Tous sont des êtres humains, trop humains, comme dirait l’autre. Nous nous débattons tous, et toutes, avec les cartes qu'on nous a données à la naissance.
Adam Rapp est l’auteur d’un grand et gros roman, non seulement ambitieux, mais courageux, dans le contexte actuel, parce qu’il ose évoquer les racines du mal dans son pays gangrénée par la violence et les fake-news. Sa langue, a contrario, sonne aussi vrai que juste. Elle est parfaitement traduite par Sabine Porte. Minutieuse, précise, efficace. Sans effet de manche. A l’américaine. Les Etats-Unis sont capables du meilleur comme du pire. Ici, l’excellence est au rendez-vous.
A la table des loups
Editions : Seuil
Auteur: Adam Rapp
Traduit de l’anglais (américain) par Sabine Porte
512 pages
Parution : 22 août 2025






