Fief, mis en scène par la compagnie L'Echappée : Portrait d'une jeunesse en feu
- Écrit par : Virginie Gossart
Par Virginie Gossart - Lagrandeparade.com/ Adapter un livre, au théâtre comme au cinéma, est toujours une gageure. Comme le confie lui-même David Lopez, l'auteur du roman Fief, prix du Livre Inter 2018, l'incarnation d'un personnage qu'on a soi-même imaginé risque fort de ne pas correspondre à l'idée qu'on s'en faisait sur le papier.
"Je suis allé voir Fief, avoue-t-il, dans un mélange d'inquiétude et de fascination. J'avais à coeur qu'on n'essaye pas de me faire voir mon Jonas, celui que moi j'ai écrit, et pourtant je relevais chaque moment où je ne le reconnaissais pas tout à fait. J'ai dessiné une peau et Pierre est entré dedans. Moi qui ne savais que l'entendre, je l'ai alors vu bouger. Je ne savais pas ce que j'en penserais avant de le voir en mouvement. J'ai découvert que c'était avant tout un soulagement. Non seulement, Jonas peut exister sans moi, mais il peut même me surprendre."
Se contenter d'une mise en dialogues du roman aurait été une impasse et aurait sans nul doute appauvri la richesse et la diversité de la langue de David Lopez. C'est un écueil dans lequel Didier Perrier, le metteur en scène, ne tombe pas, choisissant au contraire de faire de Jonas un vrai personnage de théâtre, au sein d'une mise en scène conçue comme un spectacle total, où Jonas, pourtant englué dans un quotidien parfois morne et répétitif, ne cesse d'être en mouvement.
Sur scène, un fauteuil défoncé, un sac de frappe, un banc de vestiaire, des gants, un pied de micro, une enceinte, une machine à fumée, éléments de décor qui nous ramènent à la dimension concrète de l'existence du personnage. Un écran permet de projeter des images symboliques, comme cet aquarium qui revient de façon obsessionnelle signifier la monotonie d'une existence sans perspective. Un paravent amovible permet des jeux de transparence et vient souvent se superposer à l'écran, symbolisant la séparation entre deux mondes : celui des "caïras" et celui des "bourges", celui de la fête ou du ring et celui de l'appartement où on fume des spliffs.
Jonas habite dans une petite ville, "genre quinze mille habitants, entre la banlieue et la campagne". La ville est coupée en deux. Deux collines qui se font face : d'un côté les tours, de l'autre le quartier résidentiel et ses maisons luxueuses. Entre les deux, le centre-ville et la zone pavillonnaire. Jonas et ses potes sont "des pavillons". Ni de la cité, ni des quartiers chics.
Le garçon tout juste adulte navigue entre la boxe, les copains, la fumette, et Wanda, fille des quartiers chics qu'il aime autant qu'il la déteste. Côté boxe, il essaie de satisfaire son entraîneur, mais n'a pas suffisamment la niaque pour percer. Côté copains, il a les mêmes depuis toujours : Ixe, Poto, Habib, Romain, Lahuiss, Untel, Miskine, Sucré... Quand ils se voient, ils fument, boivent, jouent aux cartes, s'insultent. Parfois même, ils parlent littérature, comme dans cette scène hilarante où Lahuiss, le plus cultivé, celui qui a réussi à passer "de l'autre côté", fait aux autres un résumé express de Candide de Voltaire dans un langage cru et drôle qui replace l'intrigue du conte dans une perspective très actuelle. Avant d'organiser une dictée mémorable, projetée en temps réel sur écran, d'un extrait de Voyage au bout de la nuit. Cette dernière référence n'est sans doute pas un hasard, tant la filiation avec le style de Céline nous saute aux yeux. Jonas oscille en effet constamment entre la position de narrateur et de personnage, commente avec une ironie sans concession son manque d'ambition et de projets, sa marginalisation, ainsi que l'éternelle répétition des mêmes soirées à "tuer le temps". Lui et ses amis manient une langue qui claque, remplie de colère et d'humour, mêlant l'argot cru des banlieues à une poésie tendre.
Pierre Vigié, qui interprète le personnage de Jonas, mais incarne aussi tous ceux qui gravitent autour de lui, nous offre une performance polyphonique pleine de bruit, de fureur et d'amour. On retiendra, entre autres moments forts de cette tragi-comédie percutante, le combat final, où il joue et commente la scène, dans une performance physique généreuse et habitée. Avant de tenter un ultime effort d'élévation en grimpant sur un trapèze. Un seul en scène à ne pas manquer si vous passez par Avignon cet été.
Fief
Auteur : David Lopez
Mise en scène : Didier Perrier
Interprète(s) : Pierre Vigié
Vidéo : Thibaut Mahiet
Lumières : Jérôme Bertin
Musique : Pierre Tanguy
Compagnie L'EchappéeL-R-20-2190
Dates et lieux des représentations :
- du 7 au 30 juillet 2022 - Relâches : 11, 18, 25 juillet - à 11h15 à la Factory ( 4, rue Bertrand, 84000 - AVIGNON) - Avignon Off 2022