El pais sin duelo et El Hombre que devoraba las palomas : de l'importance du travail de mémoire dans un Chili englué dans le silence
- Écrit par : Daniel Bresson
Par Daniel Bresson - Lagrandeparade.com/ Le Printemps des Comédiens a eu la bonne idée d'inviter pendant ce festival une compagnie chilienne créée en 2013, le Teatro de Los Barbudos. Elle proposait deux spectacles joués successivement, El pais sin duelo et El hombre que devoraba las palomas, les deux derniers volets de la trilogie Justice, Utopies et Militantisme, imaginée par le dramaturge et metteur en scène Cristian Flores Rebolledo et initiée par l’œuvre Yo maté a Pinochet.
Dans El pais sin duelo, les spectateurs rentrent en découvrant un dispositif scénique en bifrontal et les trois actrices discutant et s'échauffant. Deux rideaux blancs transparents de chaque côté du plateau jouent le rôle de pendrillons. Deux meubles trapézoïdaux où prônent un tourne-disque et quelques ustensiles partagent l'espace et permettent les déplacements longitudinaux des acteurs.
Dès la présentation des trois femmes formant les trois générations d'une même famille, la tension est palpable. La véritable raison de la visite de la mère et de la grand-mère n'est pas une visite de courtoisie à la fille, mais bien les obsèques d'Alicia, qui a joué un rôle prépondérant dans la fuite de la famille en Europe. Un douloureux secret qui envenime les relations mère-fille, étroitement lié à la disparition inexpliquée du père, nous fait directement basculer dans ce travail de mémoire. Que s'est-il passé ce jour où les militaires sont venus chercher Juan et sa femme, où sa mère a été contrainte de se cacher, sans nouvelles de sa famille, avec pour seul relais leur amie Alicia ? Les paroles ne sont pas prononcées entre une mère en pleine souffrance, une fille qui étudie au Chili dans l'espoir de comprendre son passé, et une grand-mère qui élude maladroitement les questions en s'efforçant de maintenir le lien familial. Jusqu’à l’explosion, quand la mère raconte (enfin!) à sa fille son histoire de militante, d’étudiante engagée, ses voyages au Pérou, en Bolivie ou en Argentine où elle découvre ce qu’est la Révolution, les tortures, le rejet de sa famille. Le spectateur comprend comme sa fille, médusée, que c’est bien elle qui était recherchée et non son mari. Et qu’on la contraigne au mutisme, la pire des tortures.
La redondance, comme à ce moment où la fille demande à sa mère quand et comment elle a été emprisonnée, l'image restant figée, la boîte à souvenirs qui fait ressurgir l'histoire cachée sont autant d'armes qui permettent au metteur en scène d'exacerber l'émotion des situations. On en regrette presque les déplacements des acteurs tant l’impact des mots est fort et résonne dans l’oreille des spectateurs comme cette phrase de la « abuela » « Los que no sabemos porque morir estamos aquí » Nous qui ne savons pas pour quelle raison mourir sommes encore là. Tout comme la conclusion de la pièce, qui synthétise parfaitement la demande actuelle au Chili : trouver les coupables n’est pas la fin de l’histoire, c’est le début !
El hombre que devoraba las palomas s’ouvre sur un homme qui déambule , hagard, muni d’un sac rempli de morceaux de pain et paraissant souffrir. Sur le plateau, triangulaire, mais conservant cette proximité avec les spectateurs, des pots de peinture et une pelle; du plafond descendent des tentures où est projetée par intermittence l’image d’un mur. L’homme paraît attendre les pigeons, mais on sent déjà que son monde se situe entre rêve et réalité. Il ne souhaite pas être dérangé par une rencontre féminine étrange, qui cependant provoque un début de dialogue entre ces deux personnages apeurés, comme poursuivis par des fantômes qui les pousseraient à s’enfermer. À travers l’idée de la chanson comme une thérapie, l’homme, par moments pris de spasmes comme si le passé venait le mortifier, relate son enfance douloureuse quand il a été placé à la mort de sa grand-mère, l’enfermement en prison, la torture pour l’obliger à dénoncer ses camarades révolutionnaires, la vengeance dès qu’il en aura l’occasion. « La beauté nous est interdite, elle est illégale » clame-t-il. Le dialogue entre les deux personnages aborde la douleur, la colère, la manière dont il sont devenus subversifs, l’horreur aussi. Horreur des tortures, horreur des expulsions. Mais le message fort de Cristian Flores Rebolledo, ici aussi formidable acteur, reste bien l’impunité. L’impunité de tuer des enfants comme Rodrigo Briones Ortiz, 17 ans, exécuté lors d’une descente de police dans le quartier de La Victoria. Impunité des militaires qui disent n’avoir rien fait, comme le répétaient les nazis lors du procès de Nuremberg. Impunité politique qui au fil du temps devient une impunité historique.
On oscille dans ce travail entre théâtre engagé et documentaire, où l’importance du jeu des acteurs est prépondérante comme l’est la mise en valeur de la parole. Une parole plus que jamais essentielle pour que l’oubli et le silence ne soient jamais les maîtres, à l’image des noms de quelques unes des 3225 personnes déclarées disparues au Chili.
EL PAÍS SIN DUELO
Texte, mise en scène et dramaturgie : Cristian Flores
Cie Teatro Los Barbudos
Avec : Carla Casali Escudero, Tamara Ferreira Caceres, Marcela Millie Soto
Mise en scène et dramaturgie : Cristian Flores Rebolledo
Compagnie : Teatro Los Barbudos
Conseil théorique : Katharina Eitner Montgomery
Co-direction : Alfredo Basaure Espinoza
Conception intégrale : Ricardo Romero Perez
Univers sonore : Felipe Alarcon Rojas
Production générale : Jose Luis Cifuentes Soto
Conception graphique : Alejandro Delano Aguila
Traduction française : Adrienne Orssaud
Photo : Cristobal Cvitanic
Spectacle en espagnol surtitré en français
Dates et lieux des représentations :
- Du 11 au 13 juin 2021 dans le cadre du Printemps des Comédiens - Montpellier - Première en France - Accueilli en partenariat avec : La Vignette, Scène conventionnée Université Paul-Valéry Montpellier
EL HOMBRE QUE DEVORABA LAS PALOMAS
Mise en scène : Cristian Flores
Cie Teatro Los Barbudos
Avec : Carla Casali Escudero, Claudio Riveros Arellano
Direction et dramaturgie : Cristian Flores Rebolledo
Enquête et recherches : Katharina Eitner Montgomery
Scénographie : Ricardo Romero Pérez
Co-direction : Alfredo Basaure Espinoza
Traduction française : Adrienne Orssaud
Production exécutive : José Luís Cifuentes Soto, Cristian Flores Rebolledo
Photo : ©Mojca
Coproduction : Fondo Nacional de La Cultura y las Artes (FONDART), del Ministerio de las Culturas, Las Artes y El Patrimonio (Chili), La Vignette – Scène conventionnée, Université Paul-Valéry Montpellier.
Dates et lieux des représentations :
- Du 11 au 13 juin 2021 dans le cadre du Printemps des Comédiens - Montpellier - Création - Accueilli en partenariat avec : La Vignette, Scène conventionnée Université Paul-Valéry Montpellier