La version qui n’intéresse personne : la punk à husky au pays de Jack London
- Écrit par : Guillaume Chérel
Par Guillaume Chérel - Lagrandeparade.com/ La version qui n’intéresse personne, c’est l’histoire de deux amis d’enfance, Sacha et Tom, qui ont grandi en banlieue de Montréal.
A dix-huit ans, enfin libres de choisir leur vie, ils quittent la ville, en faisant du « stop » (sur le pouce, on dit au Québec) pour Dawson-City, dans le Yukon, à la manière de Jack Kerouac. Dans l’univers des premiers récits de Jack London… ça c’est l’aspect littéraire. Ils vagabondent comme des beatniks et croient trouver une communauté de punks-anars, des pirates comme eux, au milieu de nulle-part. Sacha est poète a ses heures. Elle a de l’humour et le sens de la répartie. Tom est plus suiveur. Il sont dans le même délire (notamment les films et séries TV) mais lui semble plus immature et fragile (il ne cesse de revenir vers sa « mémère », comme Kerouac, à propos).
Au début, malgré les conditions difficiles, spartiates, tout se passe bien, ils font la fête, dorment et squattent là où ils peuvent, et adoptent une chienne-louve, prénommée Luna. L’alcool et la drogue circulent mais ils sont jeunes, drôles, festifs, légers. Le monde parait sans limite. Ils récupèrent vite. La Nature (avec un grand N, et de grands arbres, sous ces latitudes) sert de frontière. Dans ces contrées, encore sauvages, aujourd’hui, on ne peut pas faire n’importe quoi. Le froid mord, en hiver. Les ours vont vite, en été. Et les loups rodent, tout le temps, car les hommes sont violents. Bon an, mal, de jobs d’été (il y a toujours du boulot), en hivers chômés, ils finissent dans une « cabane » sans électricité ni eau courante, de nuits blanches en road trips, la vie s’écoule de manière aventureuse, à la hippie-destroy, on va dire.
Amants et amantes vont, viennent, circulent, la vie est cool. Jusqu’au jour où Sacha s’amourache d’un barbu, beau comme un bucheron à chemise à carreaux. Tom, son ami platonique (ils ont couché une seule fois, et encore, parce qu’il y avait une fille au milieu, une soirée de déglingue) se sent trompé. Il est jaloux, tout simplement. A partir de là, tout bascule. Il répand la rumeur selon laquelle elle l’a trahie, et que c’est une « salope », en somme. Tout le (gros) village, à forte concentration de testostérone, choisit son camp (faut dire qu’elle en a charrié plus d’un, c’est le retour de manivelle). Puis la pandémie de Covid-19 les atteint. Sacha se retrouve coincée, en « quarantaine », dans un bar isolé, seule avec un coloc autiste, dont elle doit repousser les avances pressantes. Sacha compte les jours, tandis que les Dawsonites confinés font son procès. Dans son dos, ça continue de jaser. Elle qui croyait avoir trouvé le paradis, au confluent de la rivière Klondike et du fleuve Yukon, avec le droit de vivre librement sa sexualité débridée, et sa libre parole, se retrouve piégée en enfer (sur terre). Dans la « maaarde », comme on dit là-bas. Elle découvre, trop tard, que les prétendus libertaires n’acceptent pas qu’elle puisse coucher avec qui elle veut, quand elle veut. Qu’ils sont sectaires, primaires et bornés, comme les autres. Agressifs surtout et dangereux, surtout. Non seulement physiquement, mais aussi mentalement. Bref, sexisme et machisme continuent de régner, même chez punks-à-chien, prétendument anars, loin d’être « dégenrés », dégénérés plutôt.
Emmanuelle Pierrot, l’autrice de ce livre initialement paru aux éditions Le Quartanier, au Québec, donne le son de cloche de la victime, évidemment. On sent que c’est du vécu. Elle-même a été poète de rue, femme de chambre, cueilleuse de pommes, et guide touristique. Elle a du bagout, de la gouille, de l’humour noir, sardonique à souhait (elle se fiche du jeune fils de bourgeois mort bêtement, empoisonné, dans Into The Wild), et du talent. Son récit tient en haleine. Il est bien écrit, rythmé, bien construit. Au jeu des comparaisons, elle rappelle la verve sulfureuse de sa compatriote Nelly Arcan (1973-2009), autrice de « Putain ». Mais aussi de l’espagnole Lucia Etxebarria, à ses débuts « Amour, Prozac et autres curiosités », voire de Virginie Despentes (période « Baise-moi »). Malgré toutes ses qualités, seule contre tous, ou presque, sous ses airs de dure à cuire (tatouée, « piercée »), l’artiste hypersensible dans l’âme, toute rebelle qu’elle est, n’a pas fait le poids face… au nombre de conneries déversées sur elle. La fameuse « maaaarde », ça colle, ça pue, c’est difficile à nettoyer. Le mieux est de se changer et de partir. Pas de s’enfuir. De changer d’air. De fuir les gens toxiques.
Avec ce premier roman détonnant, édité en poche chez 10/18, Emmanuelle Pierrot porte un regard sans complaisance sur ce microcosme de faux-cools. L’air de rien, elle en dit beaucoup sur la chappe de plomb catho-sécuritaire qui règne encore au Québec, où il était de bon ton de dénoncer son voisin (spécialité française), sous, prétexte de civisme, accusé de ne pas respecter les consignes d’isolement, en temps de crise sanitaire. Elle rappelle aussi que tous les prétextes sont bons pour accuser les femmes d’être des sorcières, et de les faire monter sur un bûcher, pour les brûler en place publique. En cela, c’est un texte féministe. Il faut écouter pour (la) comprendre, comme l’ont fait les associations qui l’ont secourue (mais chuuuttt ! ne « spoilons » pas).
Pour conclure, laissons-lui la parole : « Sacha est dominée par l’amour. Comme moi. Je suis émerveillée par les gens, je trouve qu’ils sont tellement beaux. Ça nuit à Sacha et ça me nuit parce qu’on ne trouve pas que la laideur est assez laide pour empêcher une relation avec quelqu’un. J’ai souvent été attirée par les contrastes. J’ai donc écrit ce livre, inspirée par des gens dont j’étais en deuil — pas parce qu’ils étaient morts —, parce que je m’ennuyais d’eux ».
La version qui n’intéresse personne
Editions : poche 10/18
Auteure : Emmanuelle Pierrot
250 pages
Prix : 9, 20 € / Parution : 6 mars 2025
ET grand format
Edtions : Le Quartanier
368 pages
Prix : 23 €