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« Même le froid tremble » : les louves du Chili incarnées

  • Écrit par : Guillaume Chérel

même le froid tremblePar Guillaume Chérel - Lagrandeparade.com/ C’est l’histoire de la hija blanca del papito negro (la fille blanche du petit papa noir), surnommée La Rucia (la grise), ou « la blonde ».

Car, contrairement à la majorité de ses amies, et même de sa propre famille chilienne, issue des « indiens », à la peau cuivrée, elle ressemble à une européenne, voire à une américaine. Alors qu’elle a grandi, comme eux, dans un bidonville (favela) - où elle manque de tout, sauf d’amour -, que la narratrice décrit superbement, sans fioritures, au milieu des ordures, au début de « Même le froid tremble », de Nicole M. Ortega. Un court roman, aussi dense qu’intense, comme les yeux noirs de ses copines de road-trip : la « Moni » et La « Maca », avec lesquelles elle se sent plus forte, quand elles partent en virée depuis qu’elles ont l’âge de boire de l’alcool et de fumer des pétards.

Ces copines de bringue se chamaillent souvent, à coup d’insultes, et de vannes cinglantes, voire de baffes, sans que cela dégénère vraiment. Dans ce Chili machiste, post-dictature, la « sororité » ne se revendique pas, c’est une nécessité. pour résister à la violence des hommes (potentiellement violeurs,violents et tueurs). La Rucia doit son physique à un français nazillon, qui ne l’a pas élevée. Son vrai père est un chilien du peuple, un « prolo », sympathisant communiste, qui respecte sa mère, ce qui est une rareté dans ce « pays qui n’aime pas les femmes », dixit Nicole M. Ortega, dont le physique est identique à la narratrice (blonde, les yeux verts, grande et sexy). Lorsqu’elle décrit la colère d’être doublement ostracisée, étiquetée, parce qu’elle n’est pas comme les autres, alors qu’elle vient des mêmes quartiers miséreux, ça vient du fond du cœur.

Mais reprenons depuis le début : « On chantonne en tapant du pied et plus rien ne nous fait peur. Je le répète souvent à mes voisines : ne vous inquiétez pas, même le froid tremble. ». Un froid omniprésent, en altitude, dans des cabanes sans chauffage, mal isolées, qui agresse les corps, accentue la faim, accentue encore la dureté de la pauvreté. Pour combattre le froid, comme le manque de tout, on se rapproche pour se tenir chaud face à l’adversité.

La description de la vie dans une favela donne le ton, et nous met dans le bain, dès les premières lignes. Pas de pathos, ni complainte ou misérabilisme. Pas de chichi, encore moins de bla-bla poétique, destiné à montrer comme elle écrit bien. Le style est direct, efficace. Ça sonne non seulement vrai mais juste. C’est rythmé, bien balancé, musical. Ensemble (la Rucia, la Moni et la Maca), les trois étudiantes, belles et rebelles, prennent un bus pour quitter, pendant les vacances scolaires, leur quartier misérable, sachant bien qu’elles ne pourront pas pour autant éviter la violence des hommes, dont elles ont déjà souffert enfant, et surtout depuis qu’elles sont formées, réglées. Elles usent d’un vocabulaire ordurier pour se faire respecter, mais au fond d’elles, il y a de l’amour et de la tendresse à revendre.

En comparaison, le « Sur la route », de Jack Kerouac, passe pour aimable balade touristique. Les filles d’Ortega sont en mode punk-sexy, car sont forcées d’utiliser leurs corps, découvrant leur nombril, quand elles font du stop, pour arriver à leur fin (et leur faim). Quitte à prendre de grands risques, elles le savent pertinemment. Mais l’appel de l’aventure et de la perspective de liberté est plus fort. Le périple se transforme en succession de scènes de « Thelma et Louise », version « Tueurs nés », d’Oliver Stone, et « Une nuit en enfer », de Robert Rodriguez, sur un scénario de Quentin Tarantino. Sauf qu’on n’est pas au cinéma…

En pensant s’échapper, depuis les faubourgs de Santiago (du Chili), la capitale, en direction du Nord, vers un bled nommé Iquique, pour assister à la fête de la Vierge noire (qui s’avère blanche, au grand dam de la Rucia), elles vont devoir affronter la lie de la masculinité plus que toxique, notamment à la station-service, en plein désert, ou des routiers, rustres, et alcoolisés sont à deux doigt de les agresser sexuellement (d’autant plus que la Moni est naïve, surtout quand elle est ivre, alors qu’elle a déjà été violée). N’était l’intervention salutaire d’un « papa » qui a perdu sa fille dans des circonstances horribles. Il les héberge dans son camion, en les protégeant, comme un chien de garde, de ses collègues abrutis (pas seulement par l’alcool).

La suite est à l’avenant. Le voyage va durer quelques jours, sur 1 600 kilomètres, au cours duquel elles vont croiser un serial-killer, des policiers véreux, des fantômes des victimes de Pinochet, d’autres gros lourdauds libidineux, vicieux, une « Dame blanche » vagabonde, des anges-gardiennes, à la fois prostituées et un peu sorcières. Mais aussi une « trans », hyper sensuelle, qui va les troubler, des mères-courage dévouées. Jusqu’à ce qu’elles prennent du peyotl, un psychotrope, dérivé d’un cactus, qui va les faire délirer grave, et sans passer le cap de l’expérience lesbianisme, sous une tente. C’est suggéré. Mais No comment. La Rucia, comme l’écrivaine, a ses pudeurs. Le sujet (de l’homosexualité) semble rester tabou sous ces latitudes.

Nicole Mersey Ortega sait manifestement de quoi elle parle, quand elle décrit la pauvreté, et les violences faites aux femmes au Chili. « Même le froid tremble » est un roman féministe engagé, écrit par une artiste dans l’âme (elle a d’autres talents, comme jouer la comédie, mettre en scène, « performer », poser pour des photographes…). Elle réussit le tour de force de décortiquer le mal ancestral, provoqué par les mâles, sans tomber dans les généralités, le radicalisme, ou le sensationnalisme gore. Oui, ce qu’elle raconte et décrit est sombre, inquiétant, effarant, mais il reste de l’espoir, et de la lumière, notamment grâce à l’humour (noir) et la solidarité. La lutte et la résistance. Oui, il y a de bons pères, et de bons amants, comme ce « boxeur », ancien détenu, avec qui elle « baise », debout, en dansant de manière lascive, parce qu’elle en a eu envie. La Rucia revendique le droit (des femmes) de s’habiller comme elle veut et de faire l’amour avec qui elle veut, quand elle le veut. Pas « comme un homme ». Comme une femme libérée, affranchie, émancipée du patriarcat. Et basta.

Quand Nicole M. Ortega dénonce la réalité brutale d’un pays qui ignore et méprise les femmes, c’est pour continuer le combat : El peublo unido jama sera vincido. No pasaran ! (le peuple uni ne sera jamais vaincu / Ils ne passeront pas). Comme au Mexique, et dans toute l’Amérique du Sud, et latine, elle prend la parole pour se souvenir, et soutenir, tous les enfants abusés, les étudiantes kidnappées, et assassinées, les filles perdues, mineures, réduites à se prostituer dans les relais autoroutiers, pour avoir de quoi manger, les strip-teaseuses urbaines, les filles-mères adolescentes, les femmes battues et violées, encore et encore…

Ce n’est pas le livre d’une victime, mais celui d’une guerrière. Une amazone, une louve, aux dents acérées, et aux griffes aiguisées, dans la lignée de Virginie Despentes, chez nous, et Lucia Etxebarria, en Espagne. Ses figures tutélaires, à elle, sont la chanteuse et sainte populaire, Gilda, et la poétesse Violeta Parra. Sans user de slogans politiques, battus et rebattus, elle dresse le portrait d’une société chilienne, et d’une génération, encore prisonnière de ses mensonges et de ses tabous (racistes et religieux, pour la plupart).

Dans Même le froid tremble il est autant question des stigmates du colonialisme que de l’influence du nazisme, sous la dictature de Pinochet. Si elle ne cite pas Salvador Allende, le président renversé, ni le poète « officiel », Pablo Neruda, c’est pour mieux se concentrer sur le peuple sans nom, ni visage. Car la société bourgeoise domine toujours, au Chili comme ailleurs.

Née au Chili, Nicole Mersey Ortega a fait le choix d’écrire en français. Elle le fait bien, malgré quelques : « qui que quand quoi… », le propos est tellement fort que ça passe. L’énergie de sa colère est puissante. Rugissante. Sa révolte est légitime. Ses revendications tombent sous le sens. Ses confessions (elle ose se montrer à nue), comme ses réflexions (d’intellectuelle), atteignent leurs buts, si ce n’est leurs cibles. On est pas prêt d’oublier ce cri de colère. Après « Mujeres Arañas », une nouvelle publiée dans le recueil « Hold-Up 21 » (2023), « Même le froid tremble » est son premier roman. Gageons qu’il y en aura d’autres, car sa voix est singulière. Le signe reconnaissable d’une véritable autrice, anti--conformiste et hors norme.

Même le froid tremble
Editions : Anne Carrière
Auteure : Nicole M. Ortega
164 pages
Prix : 18 €
Parution : 22 août 2025


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