Dave Eggers et le garçon qui valait moins qu'un âne : café frappé et génie renversant
- Écrit par : Guillaume Chérel
Par Guillaume Chérel - Lagrandeparade.com/ Dave Eggers est le fondateur du magazine littéraire The Believer (sa femme, l'écrivaine Vendela Vida, en est la rédactrice en chef) et de la maison d'édition McSweeney's. Il a créé une association fantastique (Valencia 826), d'aide aux devoirs dans les quartiers défavorisés de San Francisco, il y a 20 ans, devenue un atelier d'écriture (d'anciens « aidés » sont devenus écrivains encadrants) décliné en différents endroits du monde... A moins de 50 ans, il a déjà publié une quinzaine de livres, depuis son premier roman A Heartbreaking Work of Staggering Genius, traduit : « Une oeuvre déchirante d'un génie renversant » (basé sur sa vraie vie, ou comment il est devenu le tuteur de son jeune frère après la mort, dans un accident de voiture, de ses parents... et c'est drôle !), paru en 2001, aux Éditions Balland (collector). Bref, ce type sait tout faire et sa vie a un sens, comme ses ouvrages littéraires. Ils disent le monde dans lequel nous vivons, avec une cruelle ironie, une acuité mordante, un humour caustique jamais blessant, ni lourdingue. C'est toujours fin, subtile, d'une grand intelligence, d'une clairvoyance bienveillante.
Il y a deux sortes de livres dans son travail d'écrivain : les reportages littéraires, ou biographies romancées, comme What Is the What : The Autobiography of Valentino Achak Deng (« Le Grand Quoi » : Autobiographie de Valentino Achak Deng), qui racontait le périple d'un jeune survivant du Darfour, publié en 2009, aux éditions Gallimard, ou Zeitoun (Gallimard), où il narre comment un bon citoyen américain, musulman, se retrouve emprisonné pour avoir voulu aider ses concitoyens après les ravages du cyclone Katrina, en Louisiane (USA). Et ses romans, comme You Shall Know Our Velocity (« Suive qui peut »), How We Are Hungry (« Pourquoi nous avons faim »), et « Le Cercle», plus récemment, adapté au cinéma, avec Tom Hanks. Dans chacun de ses livres, Dave Eggers dit l'absurdité du monde, et la difficulté de vivre dans lequel nous survivons (le rôle de l'argent et du charity-business, des Gafas, de l'Etat policier, etc...), quand le bon sens nous habite.
Après son dernier roman publié, moins réussi notre goût (« Les héros de la frontières », Gallimard 2018), il revient au meilleur de sa forme avec « Le moine de Moka », où il raconte l'histoire vraie de Mokhtar Alkhanshali, jeune Américano-Yéménite, qui va tenter l'impossible pour redonner ses lettres de noblesse au café du Yémen. Oui du café... Que vous aimiez ou non ce breuvage, son récit va vous passionner. Mokhtar a vingt-quatre ans et travaille comme portier dans un prestigieux immeuble de San Francisco (L'infinity), puis vendeur de voitures, lorsqu'il découvre l'histoire fascinante de l'invention du café, et la place centrale que le Yémen y occupe. Jeune homme brillant, autodidacte et particulièrement débrouillard, quitte alors sa famille et les États-Unis pour retourner sur la terre de ses ancêtres, afin de rencontrer cultivateurs, cueilleurs et trieuses aux quatre coins des régions les plus reculées du pays. Mais en 2015, alors que son ambitieux projet d'améliorer les conditions de travail et de changer l'image du Yémen aux yeux du monde commence à prendre forme, la guerre civile éclate (l'Arabie Saoudite s'en mêle). Les bombes pleuvent et l'ambassade américaine ferme ses portes. Mokhtar va devoir trouver un moyen de sortir du Yémen sans pour autant sacrifier ses rêves ni abandonner ceux qui croient en lui. C'est la partie aventures et miracles de la survie, grâce à sa tchatche, du livre.
Avec son inimitable talent de conteur, Dave Eggers livre un récit de formation intime et bouleversant. Grand roman d'aventures contemporain, Le moine de Moka entrelace l'histoire du café (on apprend beaucoup sur ce fruit, cette « cerise »...), celle d'un pays pris dans la tourmente de la guerre et l'incroyable voyage d'un jeune Américain musulman, courageux et fier de ses origines. Ou comment un jeune Américano-Yéménite, qui dormait parterre, chez ses parents, et était considéré comme « valant encore moins qu'un âne », est devenu le roi du café. Un rêve américain, again, mais comme un pied de nez à la politique de Donald Trump. Certains passages sont moins passionnants mais la fin du livre est terriblement efficace et paradoxalement drôle.
L'année dernière, la très prestigieuse Coffee Review a donné la meilleure note jamais attribuée à son arabica yéménite. Et aujourd'hui, une tasse de son trésor noir s'arrache à plus de seize dollars dans les bistrots branchés du monde entier. Mais pour ça, Mokhtar a risqué sa vie. Et son greffier, Dave Eggers, a encore prêté sa plume à une légende emblématique du genre humain. Ou comment le commun des mortels peut se comporter en super héros, pour le bien commun ; car une partie des fonds du livre, et du café vendu sert à l'amélioration de la vie de centaines, voire de milliers de yéménites restés au pays dans un pays régulièrement en guerre. Dave Eggers ne joue pas les gourous, ni les visionnaires, il témoigne, donne sa voix aux gens de peu et tire les sonnettes d'alarme. Sans tomber dans le pathos et le démonstratif, ni la dénonce pure et simple. Ce n'est pas un donneur de leçons. Il expose, sans démontrer, s'efface derrière le sujet. Lire Dave Eggers ça rend plus intelligent, à défaut de se sentir meilleur. En tout cas, il donne des pistes pour le devenir. Longue vie à Dave Eggers !
Le Moine de Moka
Editions : Gallimard
Auteur : Dave Eggers
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Juliette Bourdin
378 pages
Prix :22 €
Parution: 3 octobre 2019
www.themokhafoundation.com / www.826valencia.org
Le site de Guillaume Chérel -www.guillaume-cherel.fr
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