Sylvie Weil : un élégant album de selfies littéraires
- Écrit par : Catherine Verne
Par Catherine Verne - Lagrandeparade.fr/ Il semble n'y avoir d'entente que légendaire entre le mot et l'image. Légendaire au sens littéral du terme et au sens fantasmatique - encore que le fantasme laisse, et c'est là somme toute sa fonction, à désirer. Ainsi dans une légende accompagnant une image, le mot fait office de commentaire signalétique pour éviter qu'un regard non-initié ne s'égare dans les abysses hypnotiques de l'image à la prendre trop à la lettre, de celles qui n'arrivent que par négligence comme quand le facteur se trompe de destinataire. Ce contexte où le mot vient guider l'esprit face aux impasses de l'image brute, on appelle cela une légende. Il dit que sans l’intervention d’un trait d’union, le mot et l’image se tournent toujours le dos, dussent-il se courir après, l’un demeurant attaché à l’esprit de la lettre, l’autre le narguant qui sait, de ses courbes insaisissables.
Une autre légende, mythologique, raconte que Narcisse mirant son visage dans l'eau a fini par y tomber, faute de rencontrer en son image fascinante, et là encore fuyante, l'amorti d'une épaisseur qui le préservât du naufrage. L’auteur du présent recueil de nouvelles défie l’interdit légendaire. En effet, le selfie littéraire dont Sylvie Weil dessine ici les élégants contours renferme sans mentir les promesses de ces silhouettes entrevues au détour d'une rue et qu'on adorerait suivre comme Narcisse sa beauté sans cesse aperçue, de celles qu'on se remémore après sans dormir, sans manger, sans gaspiller aucune fonction vitale pour toute autre énergie que celle de se souvenir, à jamais, du parfum sans égal de leur évanescent sillage. Ce selfie littéraire, délicieusement transgressif, fait le choix de l'esthétisme et du sens : il donne enfin au mot et à l'image désespérant de s'étreindre, un boudoir, une alcôve, un corps, un horizon inédit où s'embrasser sans s'évanouir, où se pâmer yeux grand ouverts. Il fait mentir les tristes légendes, jusqu'à celle, tragique, où Orphée tournant son regard sur Eurydice, la condamne par ce geste-même à disparaître. Car donner à être n'est pas prendre, mais tout le contraire: c'est offrir, ce que savent ici et la femme et l'écrivain. Dans ce cas seulement le selfie, esthétique et humble, fait advenir une scène conjugale, ç’es-à-dire conjuguant le couple maudit du mot et de l'image. Et cela peut réellement se produire parce que le punctum de leur inaugurale rencontre s'appelle la chair.
Frétillant du bout de son nez malicieux et fronçant ses yeux pétillants, sur cette scène s’avance Sylvie Weil. Que vient-elle nous dire? Que le selfie est éminemment affaire de littérature. Et si écrire est se mettre à nu, alors pourquoi pas... accepter de prendre la pose? Et notre écrivain de se plier à l'exercice, alignant sa posture ainsi que sa démarche artistique donc, ce qui revient au même, sur celle de femmes avant elles peintes ou photographiées par elles-mêmes. La voilà donc qui discipline pour la cause, ou pas, ses mèches de cheveux joueuses, lisse le pli de sa jupe et se redresse devant son propre objectif, l'auto-portrait cette fois littéraire. En résulte une série d'un genre inédit, l'auto-photo-bio-graphie, où l'écrivain fait d’une poignée d’autoportraits épinglés dans l'histoire de l'art mais dont les reproductions semblent exprès absentes du livre, autant de prétextes à "instantanés" cette fois tirés de sa -ou de ses – mémoire(s), rassemblés dans cet album de nouvelles émouvantes ou drôles selon, éclectiques et toujours savoureuses à parcourir. Clin d'oeil avec des femmes artistes nées parfois bien avant elle, l'exercice de style tisse à travers les âges, les nationalités, les esthétismes et les sensibilités artistiques, une connivence d'une profonde et douce acuité, fût-ce quand la gravité d'une émotion transversale anime à l'occasion telle nouvelle de Sylvie Weil en miroir avec ce que dit entre les lignes tel autoportrait d'une musicienne espagnole du XVIè siècle à son clavicorde, celui d'une enlumineuse allemande du XIIIè ou de Frida Kahlo avec son itzcuintli ou encore un des autoportraits de la photographe Viviane Maier.
Le charme opère magistralement : là où la photo selfie à la mode était redondance opaque autour d'un nombril hypertrophe et ne promettait à l'exploration que les vaines prétentions d'une surface sans épaisseur, le selfie littéraire inauguré par Sylvie Weil agit comme l'événement du ponctum barthésien, ravivant tout l'affect de la mémoire autour d'un vécu dont il atteste qu'il a, inexorablement, eu lieu. Il illustre par ailleurs quelques lois impérieuses inhérentes à toute démarche littéraire et inconnues du selfie photographique en vogue: ainsi celle, rimbaldienne, selon laquelle "Je est un autre" ou celle en vertu de laquelle tout véritable écrivain, fût-il penché sur des bribes égotistes de sa biographie dérisoire, convoque en ce geste tous ses semblables, si bien qu'il serait insensé de croire que Sylvie Weil, comme Flaubert, n'est pas toi. Et comme ce "je" est un autre, voilà bientôt une foule de visages pressés sous le vernis glacé d'un seul cliché. Que de monde là-dedans contre toute attente! On comprend mieux que seule une solide agoraphobie résistante aux thérapies préserve du virus actuel du selfie, ou qu'un vrai misanthrope ne se risque jamais à retourner contre soi un objectif si commun, lequel l'exposerait à la promiscuité d'une espèce dont il réclame l'extinction. Mode ou pas, reste l'adage affirmant que pour vivre heureux il faut vivre cachés. Avec un bon bouquin alors, évidemment, comme le présent ouvrage. Y a pas photo!
Selfies
Auteur : Sylvie Weil
Editions : Buchet-Chastel
Date de parution : 2 avril 2015
Prix : 13€