Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.com/ « Maintenant. Ellie et Bee ne se parlent plus. Ellie ne parle presque plus. On peut couper la plupart des choses en deux. Les films, les heures, les oranges, les petits gâteaux. Les amitiés le supportent pas si bien. »

Cette pièce de théâtre de Lachlan Philpott, L'aire poids-lourds est inspirée d'un fait divers qui est survenu dans une banlieue de Sydney. Elle narre le quotidien de trois adolescentes qui vivent dans un contexte social et familial rude et qui se font des films pour échapper à leur quotidien qui pèse comme un couvercle. Les réseaux sociaux, le numérique deviennent un poison tant ils les poussent à dépasser les limites, à braver l'interdit pour se prouver qu'elles existent. Elles ont formé un groupe de 3 qu'elles appellent "les pouffes" et comme elles s'ennuient à l'école, qu'elles désespérent de vivre une histoire d'amour exaltante, deux d'entre elles se retrouvent un jour sur une aire poids-lourds et se prostituent...pour se prouver qu'elles sont "cap". Ce texte aborde avec pertinence la prostitution des mineures, le racisme, le harcèlement scolaire, les relations intergébérationnelles, la quête de l'identité, l'image de soi, l'éveil de la sexualité à l'ère du numérique qui colportent des modèles de performance fake. Les mots sont souvent crus, les situations finement montrées, les personnages d'un réalisme percutant.

La mise en scène de Carole Errante met en exergue le sentiment d'urgence de vivre de l'adolescent, le désemparement des adultes dépassés, la déconnection que provoquent les réseaux sociaux et la violence qui est banalisée. Les quatre comédiennes sont tout à la fois justes et touchantes. Elles sont accompagnées de Jenny Abouav, performeuse qui crée sur le plateau une ambiance sonore à chaque étape de ce récit prenant.

Une pièce que l'on conseillera vivement à un public lycéen ou de fin de collège - une forme plus légère existe d'ailleurs pour s'adapter aux exigences spatiales des établissements. Les adultes s'y sentiront peut-être déstabilisés, au coeur d'une intimité qu'on leur cache habituellement, confrontés à des comportements qui leur échappent...mais n'est-ce pas salvateur, nécessaire, passionnant? 

Rencontre avec Carole Errante, la metteure en scène

Quelle a été l'impulsion de ce projet ? Faire connaître de nouvelles écritures ?

Au départ une commande, en mars 2022, de la maison Antoine Vitez et du Théâtre Joliette, d'une lecture d'un texte de Lachlan Philpott autre que celui que j'étais en train de créer : L'Affaire Harry Crawford. Envie de la part de la Maison de traduction Antoine Vitez de faire un focus sur les écritures australiennes (dans le cadre de l'évènement Australia Now) et sur cet auteur en particulier que je suis la première à monter en France.

C'est le second texte que vous montez de cet auteur australien...qu'est-ce qui résonne en vous particulièrement dans son écriture?

C'est un auteur qui parle de sujets de société, souvent issus de faits divers, pour créer non pas des pièces documentaires mais des oeuvres de fiction construites comme des thrillers, au rythme haletant et à la langue nerveuse et acérée. Je trouve son écriture très organique et cela correspond parfaitement à ma direction d'acteur·ice basée sur un travail presque chorégraphique des corps.

Pouvez-vous nous parler de la distribution? Comment s'est imposé le choix de ces 5 femmes sur le plateau?

Anne Naudon est une actrice avec laquelle je travaille depuis 10 ans sur toutes mes créations. Mon actrice fétiche en quelque sorte. Les trois autres sont de jeunes comédiennes que j'ai repérées soit dans des lieux alternatifs ( Cabaret Shit show et soirées stand up pour Annaelle) soit à la faculté d'Aix en Provence lors d'une présentation de travail de fin d'études de la section arts du spectacle pour Alia et Elisa) Par ailleurs, j'ai eu envie d'une créatrice sonore et performeuse au plateau pour prendre en charge toute l'architecture sonore de la pièce et la part de mystère qu'elle contient. C'est pour moi, un personnage qui raconte l'histoire, comme les autres personnages mais avec son médium à elle qui est le son. C'est peut être même elle qui tire les fils de l'histoire et actionne les autres personnages.

Vous êtes allée à la rencontre des adolescent.e.s en amont du spectacle c'est bien ça? Qu'en est-il ressorti? Une urgence de parler sans tabou de la sexualité, de l'intime...?

Oui, depuis 2 ans et demi nous allons à la rencontre des jeunes dans les établissements scolaires avec une petite forme de la pièce constituée d'extraits et d'inserts de paroles de jeunes récoltées en ateliers. Nous avons pris conscience que les sujets de la pièce les touchent et qu'il est en effet important d'interroger avec eux l'impact des réseaux sociaux sur la construction de leur identité et l'éveil à la sexualité.

L'un des personnages est totalement déconnecté de la réalité ...semble ne plus mettre de frontières entre ses fantasmes et son quotidien...est-ce quelque chose que vous avez perçu fortement auprès des adolescents?

Non au contraire, je les trouve assez lucides et clairvoyants. Les jeunes que l'on rencontre nous disent que le personnage de Bee est dangereux, voire toxique. Ils voient la pièce comme une sorte d'oeuvre de prévention. Ils ont conscience des dangers de l'idéalisation de modèles identificatoires très sexués mais nous disent aussi que pour pouvoir avoir accès à des produits de marques financièrement inaccessibles, certaines personnes ( garçons comme filles) plus fragiles pourraient être tentées de faire des choses illégales et dangereuses.

Une série « Adolescents » a un immense impact médiatique en ce moment car elle aborde la masculinité toxique que véhiculent les réseaux sociaux. Diriez-vous que L'Aire Poids-Lourds raconte en écho les conséquences de ce phénomène sur les jeunes filles ?

Je ne sais pas s'il est question de masculinité toxique mais en effet les garçons et les hommes ont des comportements très problématiques dans la pièce. Trent, le petit ami de Bee notamment, est clairement impacté par le porno dans sa relation intime avec elle. Quant aux chauffeurs routiers, ils n'ont pas attendu les réseaux sociaux pour participer à la culture du viol en ayant des rapports tarifés avec des gamines de 14 ans !

Pour quel personnage de cette pièce avez-vous une affection particulière? Pourquoi ?

Tous les personnages me touchent dans cette pièce dans leur fragilité et leurs failles, leur force aussi.

Y-a-t-il chez les ados un personnage auquel il s'identifie davantage, ou qu'il rejette?

Les jeunes que l'on a rencontrés adorent le personnage de Freya car elle s'en prend vraiment plein la tête question racisme et c'est quelque chose qui les touche vraiment. Et puis, selon eux, c'est la seule qui s'en sort et qui finit par rencontrer l'amour .

Ce texte aborde aussi la place inconfortable de l'adulte et l'incompréhension intergénérationnelle...est-elle une fatalité selon vous ou peut-elle être évitée?

Difficile de répondre ... quand c'est la difficulté à communiquer sereinement avec mon ado de fils qui m'a donné l'élan de monter cette pièce ;-)

Enfin si vous deviez nous citer une réplique de la pièce qui en synthétise « l'esprit », laquelle serait-ce?

Bee : Si là c'était de la téléréalité.

Ellie : Un film.

Bee : Un clip. On serait deux meufs givrées dans des voitures de sport fonçant sur l'autoroute, cheveux au vent,

Ellie : musique à donf,

Bee/Ellie : toujours plus vite, plus vite et encore plus vite.

L'Aire poids-lourds

Mise en scène : Carole Errante
Texte : Lachlan Philpott
Traduction : Gisèle Joly
Assistanat à la mise en scène : Marley da Silva & Ambre Hector
Avec Alia Coisman, Elisa Gérard, Annaëlle Hodet, Anne Naudon et Jenny Abouav
Création et performance sonore : Jenny Abouav
Création lumière : Cécile Giovansili-Vissière
Régie lumière et générale : Vincent Guibal
Scénographie : Ghali Bensouda
Costumes : Aude Amédéo
Chargée de production : Annaëlle Hodet
Chargées de diffusion : Charlotte Laquille & Armeen Hedayati
Conception graphique et site web : Jean-Philippe Plaza
Comptabilité : Véronique Sevilla

Production:  La CriAtura
Coproduction : Châteauvallon-Liberté, scène nationale / Théâtre Joliette, scène conventionnée, Marseille / Théâtre Antoine Vitez, Aix-en-Provence

Photos © J2MC-Photo

Portrait - Crédit-photo: Caroline Victor Pelletti

Dates et lieux des représentations: 

- Les 1er et 2 avril 2025 à Châteauvallon ( 795 Chemin de Châteauvallon - CS 10118 – 83 192 Ollioules) dans le cadre de la saison de Châteauvallon-Liberté ( Toulon) - Cliquez ici pour découvrir la saison!  -------  Les 60 ans de Châteauvallon se fête lors d'un festival cet été : découvrez la programmation ici ! 

- Du 5 au 25 juillet 2025 au Théâtre des Carmes - Avignon Off 2025