Oedipe roi : la brillante enquête théâtrale de Sophocle, entre colère et désespoir fulgurant
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.com/ Tirésias l’avait prévenu…il est sage, parfois, de ne pas s’obstiner à connaître la vérité à tout prix. Mais Oedipe est un bon roi, soucieux du bien-être de ses concitoyens et désireux de mettre fin à cette épidémie de peste. C’est un homme fier aussi. Sa colère grandissante l’aveugle et sa détermination l’empêche d’entendre les avertissements du devin. Soit : le roi veut savoir « dans quel port de malheur (il est) venu (s’)échouer pour construire (son) foyer »? Les dieux sont impitoyables et Oedipe sera la nouvelle victime de la malédiction des labdacides, formulée par Pélops contre Laïos. On n’échappe pas aux oracles divins. Laïos et Jocaste, en sacrifiant leur nouveau-né sur le mont Cithéron, ont aggravé encore les malheurs de leur lignée. La vérité sera insupportable à entendre. Oedipe est celui qui apprend dans la même journée que ses propres parents l’ont sacrifié pour se préserver, qu’il est le meurtrier de son père, l’époux de sa mère et le frère de ses enfants. Jocaste, sans un cri, disparaîtra de la scène et se pendra de désespoir, Oedipe se crèvera les yeux pour ne plus être le spectateur de cette abomination à laquelle il a contribué à son insu…Si encore la malédiction s’arrêtait là ! Créon, Antigone, Ismène, Etéocle, Polynice, Hémon seront les acteurs et victimes d’un futur tout aussi sombre. Il faut craindre les dieux ; voilà ce que nous répètent les anciens. La pitié ne les atteint pas et bien fou celui qui essaie de contourner leurs desseins!
Eric Lacascade met en scène avec autant de sobriété que de sensibilité cette pièce antique. Le public auquel les comédiens ne cessent de s’adresser fait office de peuple de Thèbes. Deux comédiens incarnent le choeur qui ne cesse de commenter l’action et interagit aussi avec les personnages sur scène. Nous voilà ainsi plongés fidèlement dans le cadre d’une représentation à Athènes au Vème siècle avant JC. Il ne manquait que le sacrifice d’un bouc avant le prologue…
L’écrin du théâtre de l’Agora montpelliérain, tout en pierres majestueuses, offre une scénographie idéale. Les costumes de Sandrine Rozier se veulent à la fois classiques dans leurs drapés et élégants. Toute la distribution est séduisante et amène avec justesse les nombreuses émotions qui traversent la pièce. La tension est de bout en bout palpable.
Christophe Grégoire incarne le personnage éponyme avec une énergie qui ne faiblit pas; Jérôme Bidaux est un Créon séduisant, puissant heureux de vivre comme un roi sans en avoir les soucis et contraintes…et dont on conserve la phrase si parlante « Le temps seul révèle l’homme honnête » ; Alain d’Haeyer campe un Tirésias convaincant; Agnès Sourdillon est une Jocaste touchante.
Un moment de théâtre volontairement classique et de grande qualité. On félicitera la traduction de Bernard Chartreux qui rend le texte particulièrement accessible. A voir!
Oedipe Roi
Mise en scène : Eric Lacascade
Avec : Emil Abossolo Mbo, Alexandre Alberts, Leslie Bernard, Alain d’Haeyer, Christophe Grégoire, Éric Lacascade en alternance avec Jérôme Bidaux, Christelle Legroux, Agnès Sourdillon
Et les enfants d'Œdipe : Léonor Sintes, Sacha Navarro Valette en alternance avec Mathilde Gaumain et Shirel Girynowicz
Collaboration artistique : Leslie Bernard, Jérôme Bidaux et Maija Nousiainen
Scénographie : Emmanuel Clolus
Lumières : Stéphane Babi Aubert
Son : Marc Bretonnière
Costumes : Sandrine Rozier
Assisté de : Marie-Pierre Callies
Régie Générale : Olivier Beauchet Filleau
Stagiaires : Ameline Fauvy, Clara Vaudable et Julia Khannous
Construction Décors : Albaka
Production : Compagnie Lacascade
Coproduction : Le Printemps de Comédiens Montpellier, Théâtre du Nord – CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France, La maison de la culture de Bourges – Scène nationale (en cours)
La Compagnie Lacascade est conventionnée par la Direction Régionale des Affaires Culturelles d’Occitanie.
Dates et lieux des représentations :
- Du 25 mai au 5 juin 2022 auThéâtre de l'Agora (18 Rue Sainte-Ursule 34000 Montpellier) dans le cadre du festival du Printemps des Comédiens
Du même metteur en scène:
La famille tartuffiée d’Eric Lacascade - novembre 2011
Voilà une mise en scène délicieuse tant elle opte à la fois pour une fidélité respectueuse du texte classique et une modernité pertinente dans son interprétation. Traditionnellement, le Tartuffe de Molière est un individu aux simagrées ridicules, une caricature de l’hypocrite dévot dont le spectateur reconnaît sans peine le masque artificiel de la bonté tant il est déformé par la noirceur des intentions.
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Celui d’Eric Lacascade est moins évident à cerner, plus discret dans ses agissements et en est davantage réel et…inquiétant. Au centre de l’intrigue, Eric Lacascade a replacé la famille: une famille d’individus dépassés par les évènements, animés d’une nervosité maladive pour certains, d’une mollesse passive pour d’autres. On rit beaucoup de l’ambiance paranoïaque qui règne dans un décor sur deux niveaux où les portes s’ouvrent et se ferment à l’envi et où l’on épie à toute heure. Eric Lacascade fait du public le troisième voyeur indiscret en jouant sur les transparences des rideaux, les ombres chinoises que projettent les fenêtres etc…On aime cette scénographie tant elle facilite l’expression de l’effervescence qui règne dans cette maison. Toutes les possibilités du décor sont exploitées: chaque balcon, porte est prétexte à un tableau précis, à une situation: on menace de se jeter d’un balcon, on grimpe et on dévale les escaliers, on passe par une ouverture et on réapparait dans une autre.. Les costumes, ostensiblement simples, de noir et de blanc, sont également efficaces. Ils ceignent chaque corpulence en mettant en valeur les silhouettes singulières et jouent leur rôle de marqueur social par d’infimes détails.
La scène d’exposition est remarquable: Laure Werckmann s’empare des accusations violentes de Mme Pernelle, grenouille de bénitier et mère d’Orgon, avec une énergie enthousiasmante et manipule l’alexandrin avec naturel. Les scènes avec l’impertinente Dorine ( Norah Krief) sont tordantes et chacune de sestartuffee confrontations a des airs de jeux espiègles. Dans cette mise en scène, on jouit d’une rigueur du geste qui semble millimétré et offre l’occasion au rire d’éclater par l’effet cocasse de la répétition. Ainsi la première scène entre Orgon ( Christophe Grégoire) et Marianne ( Millaray Lobos- délicieuse de candeur) est d’une grande drôlerie: de la jupe que l’on rabat au hochement de tête, des déplacements itératifs aux pliages des genoux, le rire naît du mimétisme entre les comédiens qui leur donne des airs un peu timbrés. Jeu de bain, jeu de vilain! Qui a des angoisses, perd sa place! N’est pas vipère qui veut! Orgon a des airs de père de famille irresponsable et ses réactions vis à vis de sa servante, de son frère, de son fils révèle une immaturité inquiétante. Cette crise familiale est la conséquences dramatique de rapports humains abîmés. Aussi est-on toujours à la limite sensible du rire et de l’inquiétude tant ces protagonistes ont entre eux des rapports ambigües. Tartuffe n’est pas le responsable mais le révélateur de maux qui sévissaient tapis. Tartuffe ( Eric Lacascade), s’il est dévot, est surtout un homme plein de désir pour Elmire ( leurs deux rencontres sont d’ailleurs fort bien menées: la piété des bougies-cierges et le refus candide de l’épouse d’Orgon lors du premier entretien se lisent en miroir antithétique avec une scène des révélations décoiffante où les instincts débridés de Tartuffe se déchaînent et où les bougies deviennent un instrument de séduction troublant). Tout en retenue élégante (presque vampirisante) tant qu’il n’est pas tenté, Tartuffe est un personnage qui prend possession de l’espace en en révélant les failles. Amoureux éconduit, sa colère est à la mesure de celle d’un homme bafoué. De là à dire qu’il est une victime! C’est surtout un être de peu de moralité qui a profité des blessures intestines d’êtres qui se détestent autant qu’ils se ressemblent!
Tartuffe
De Molière
Mise en scène: Eric Lacascade
Collaboration à la mise en scène: Daria Lippi
Scénographie: Emmanuel Clolus
Avec Jérome Bidaux, David Botbol, Arnaud Chéron, Simon Gauchet, Christophe Grégoire, Stéphane E.Jais, Norah Krief, Eric Lacascade, Daria Lippi, Millaray Lobos, Laure Werckmann
Durée: 2h15.
crédits-photo: Mario Del Curto
Et l'interview concernant Tartuffe....
Eric Lacascade est comédien, metteur en scène et a aussi été directeur du CDN de Normandie où il a défendu un projet de théâtre d'Art. De nombreuses fois présent au Festival d'avignon, il est notamment remarqué en 2000 avec une trilogie Tchekhov qui lui a valu un Grand Prix de la Critique et deux ans plus tard, c'est dans la Cour d'Honneur du Palais des Papes, qu'est joué son Platonov. En 2006, Ses barbares de Maxime Gorki, créés au Festival d'Athènes, ont aussi l'honneur d'y être représentés. Eric Lacascade propose des formes théâtrales populaires orientées vers le grand public et invente des formes originales de transmission vers les jeunes professionnels et les amateurs. En 2011, il a choisi de revenir au répertoire français et de mettre en scène un de ses plus grands classiques: Tartuffe de Molière. Volonté de renouvellement, plaisir du challenge, retour aux sources de la dramaturgie française? La curiosité qui nous pressait était bien forte et nous sommes heureux de ce mot d'entretien à propos du célèbre "fanfaron de vertu" qui n'a jamais cessé de sévir dans les classes...
Quand on choisit de monter Tartuffe, tant de fois mis en scène et joué, ressent-on d'abord une envie viscérale de relever un défi et ensuite quelques vertiges devant la nécessité d'être singulier sans pour autant dénaturer l'oeuvre?
Vous avez répondu à la question en quelque sorte. Monter Tartuffe, c'était dans la continuité de mon travail: je voulais monter quelque chose de très différent des Estivants et travailler sur une langue que je n'avais jamais abordée, avec des alexandrins, avec des acteurs qui ne l'avaient jamais non plus pratiquée. Je souhaitais des situations très claires, des personnages dessinés à la serpe et une histoire que tout le monde connaissait. En partant de là, Molière eten particulier Tartuffe, m'ont semblé intéressants. Je n'ai pas voulu donner un éclairage particulier sur cette pièce : on l'a montée 2000 fois avec 2000 éclairages différents. J'ai simplement voulu laisser les situations très ouvertes en essayant d'être le plus fidèle au texte, en travaillant bien l'alexandrin et le corps du texte. J'ai voulu mettre l'accent sur le personnage d'Orgon que je trouve plus emblématique de la pièce que ne l'est Tartuffe et je me suis dit aussi que je ne voulais pas composer un personnage caricatural. Je voulais montrer non seulement que les autres personnages sont responsables de l'instrumentalisation de Tartuffe - les gens de la famille et principalement Orgon qui l'utilise pour retrouver son pouvoir paternel disparu et son pouvoir de maître de maison - mais aussi évidemment que Tartuffe instrumentalise Orgon. Je ne voulais pas qu'il y ait un noir et un blanc. Autre élément de mise en scène qui m'importait: il fallait queTartuffe soit relativement sobre et tenu pour rester opaque et un peu mystérieux et que ce soit l'ensemble de la maison qui soit au premier plan, pas juste le personnage de Tartuffe.
Choisir Tartuffe dans le répertoire de Molière, c'est aussi opter pour le plaisir de représenter une de ses pièces les plus persécutées?
Oui..mais surtout pour représenter une de ses pièces les plus connues avec des répliques telles que " Cachez ce sein que je saurai voir" ou " Si je suis dévot, je n'en suis pas moins homme" etc...j'avais envie de partager ce patrimoine personnel que tout le monde a ou a l'impression d'avoir étudié à l'école. Quand on parle sur le plateau, on ne rencontre pas des enfants en face de nous mais chacun, plus ou moins, en écoutant le texte de Tartuffe, revient à ses jeunes années d'adolescence. J'avais envie d'échanger autour de ce monstre-là, patrimoine culturel français commun et lors des représentations, les gens sont avec nous sur les répliques et c'est pour cela aussi, encore une fois, que je n'ai pas voulu donner une interprétation fermée de la pièce. C'est plus intéressant que chacun se fasse son propre montage en échafaudant ce qu'il a envie d'imaginer et pour cela il fallait jouer cette histoire sans accentuer l'homosexualité, la dévotion ou encore la bêtise d'Orgon.
L'hypocrite est une des figures les plus résolument modernes de Molière, non?
C'est vrai que la figure de l'hypocrisie - et surtout de la manipulation - de tous temps et de toutes époques reste très puissante, très forte et très présente, que ce soit évidemment sur le plan politique mais aussi sur le plan personnel. On peut penser à des affaires récentes comme l'affaire Bettencourt par exemple. Régulièrement maintenant, depuis que nous jouons le spectacle, on me cite le cas de personnes ayant réussi à récupérer les trois quarts de la fortune d'une famille au détriment des enfants ayant-droits: ça reste donc un fait d'époque. J'ai voulu que ce soit joué de manière engagée mais sans pour autant moderniser la chose. Dans les costumes et les décors, tout reste relativement intemporel avec des clins d'oeil au XVIIème tout de même.
C'est une pièce qui peut être déstabilisante pour un metteur en scène, non? N'est-on pas tenté de s'effacer derrière un texte qui fait tout et dans lesquelles les didascalies pleuvent à l'intérieur même des répliques?
Tout à fait, vous avez raison, c'est pour moi à la fois un exercice de style et un exercice d'humilité. Il faut ne pas vouloir plaquer une vision plus intelligente que celle de Molière, respecter le texte et le jouer tel qu'il est écrit. C'est un exercice d'humilité de la part d'un metteur en scène comme moi qui est assez connu pour reprendre les textes, les retravailler , les prendre à l'envers, à l'endroit et en faire un peu ce qu'il veut. J'ai voulu mettre les acteurs dans l'exercice d'un respect total du texte.
Vous avez pu dire que "longtemps vous vous êtes construit en compagnie de Tchekhov"...qu'est-ce qui vous séduit dans l'univers théâtral de ce grand dramaturge russe?
Ce qui me plaît dans Tchekhov c'est son humanité, son absence de jugement, le sous-texte aussi: en effet, en ce qui concerne les personnages, il faut vraiment inventer beaucoup beaucoup pour être présent sur le plateau car, à la différence de Molière, très peu de choses sont dites dans les didascalies, Tchekhov, on peut vraiment le monter comme le veut. Cela nécessite d'avoir des acteurs qui soient de vrais créateurs; oui, l'acteur doit être créatif sur Tchekhov,cela lui demande beaucoup de travail. J'aime également ces personnages en demi-teinte et cette tristesse russe et en même temps cet emportement , cette solitude et cette difficulté de communiquer...tous les personnages sont d'une humanité formidable. Des petites gens souvent qui ne sont pas des héros. Oui, il y a un travail de la démocratie chez Tchekhov absolument formidable qui continue à m'accompagner dans mon travail. Molière? c'est très différent: c'est la flamboyance de l'esprit du XVIIème, les règlements de compte avec le roi, la dénonciation, des jugements exaltés et à l'emporte-pièce sur ces français sûrs d'eux et presque arrogants où il y a, en même temps, un degré non négligeable de noirceur et de perversité. Je voulais cette incursion dans Molière pour ne pas répéter ce que je sais faire et essayer de m'en aller vers des continents inconnus.... sinon on s'ennuie et on ennuie le public à répéter ce qu'on sait bien faire.
Jouer Molière, ce sont aussi les retrouvailles avec toutes les règles de la dramaturgie classique et les scènes traditionnelles de la comédie...
Ce sont des scènes que l'on a beaucoup étudiées; ça m'intéressait beaucoup de trouver des figures imposées et de savoir comment j'allais travailler autour. Molière, c'est comme chanter un air très connu à la différence de Tchekhov que personne ne connait trop en France. En effet, quand je les ai montées dans la Cour d'Honneur, personne ne connaissait trop les histoires d' Ivanov ou de Platonov. Les scènes des amoureux, de quiproquo , de comédie.... je voulais voir comment avec ces contraintes, j'allais pouvoir exercer ma liberté tout en respectant le texte et la situation; ce qui fait que le spectateur retrouve des choses qu'il a pu déjà avoir vues ou imaginées mais de manière un peu différente. La liberté est assez limitée quand même et il faut savoir s'effacer et ne pas faire le malin. Quand il y a comédie, j'ai travaillé en ce sens mais à d'autres moments je trouve que la pièce est vraiment sombre, dure et violente et j'ai penché pour cet aspect-là. l'objectif était de montrer la comédie mais aussi le marasme humain de cette famille, sa noirceur..
La scène 5 de l'acte IV , par exemple, où le mari ne sort pas de sa cachette et laisse sa femme dans l'attente d'être presque violée par Tartuffe...
C'est une scène violente et à la fois drôle. Orgon est un père qui, en une journée, est capable de marier sa fille à son meilleur ami , qui déshérite son fils et qui accepte quasiment que sa femme se fasse violer sous ses yeux. C'est une famille qui n'est pas en bon état mais même lorsque Tartuffe sera arrêté, je ne pense pas que cette famille s'en remette immédiatement; il y a une noirceur dans cette pièce que j'ai voulu représenter dans un décor assez inquiétant de portes et de premiers étages, de multiplicités d'entrées et de sorties où tout le monde épie et écoute tout le monde. Une maison qui est le douzième personnage puisqu'elle est objet de convoitise et en même temps champ de bataille de cette famille fracturée. Une famille dans laquelle un étranger a exploité toutes les failles qui existaient avant lui et les a révélées. La présence de Tartuffe est simplement le révélateur de toutes les noirceurs, les passions, les pulsions et les perversités de cette famille.
Tartuffe n'apparaît qu'au troisième acte; Molière a ménagé l'attente de son entrée sur scène...
Oui, et justement je pense qu'il ne faut pas trop charger ce personnage. C'est la cour qui fait le roi comme on dit. Il n'y a pas besoin de surjouer Tartuffe, il y a suffisamment de descriptions de lui, de discussions à son sujet. Il faut que son arrivée soit modeste pour que le spectateur puisse continuer à fantasmer sur ce personnage très opaque.
Vous parliez de l'alexandrin: c'est un exercice périlleux mais obligatoire auquel doit se confronter tout bon comédien?
Il y a peu de comédiens aujourd'hui qui jouent les alexandrins; il y a beaucoup de spectacles où les alexandrins sont un peu bradés. Tout l'intérêt selon moi était de prendre à la lettre les alexandrins en en respectant le rythme et les accents toniques et c'est ainsi que les alexandrins s'oublient au fur et à mesure du spectacle. C'est nous, acteurs, en les respectant qui les faisons le mieux oublier. Les couper, les brader, en faire une langue de la rue, ne m'intéressaient pas du tout. Je voulais me mettre au service de cette langue qui a énormément de corps. Il y a une musicalité et des arrangements dans la langue française qui font que la phrase se découpe facilement en douze pieds. L'alexandrin n'est pas quelque chose de contraint dans notre langue: il découle naturellement du XIVème, XVème, XIIème siècles pendant lesquels notre langue s'est construite. L'alexandrin est un patrimoine français collectif. Je voulais donc vraiment aller voir à la source et donner à entendre avec simplicité ce patrimoine.
Comment avez-vous mis en scène cette scène d'exposition où frères et soeurs, un peu précieux, se scandalisent des rigueurs imposées par Tartuffe?
J'ai plutôt accentué l'aspect familial, dans cette très longue scène d'exposition, avec la grand-mère, Mme Pernelle, qui affiche ses préférences vis à vis des membres de la famille et dont on est complètement dépassé par la violence des propos jusqu'à l'arrivée d'Orgon. De façon générale, j'ai davantage traité les situations que les personnages. Quand Orgon annonce à sa fille qu'elle va épouser Tartuffe, quand Orgon ne sort pas de sa cachette sous la table etc...., on a juste essayé d'apporter des réponses dans le spectacle à ces situations. Je ne voulais pas caricaturer les personnages et leur laisser un maximum d'humanité et de chance, ne pas les enfermer dans les clichés. Mon travail a été aussi de nettoyer les clichés. Ainsi, les costumes sont tous un peu pareils les uns les autres: il y a une sorte de jansénisme et de simplicité qui veut ne pas pousser les personnages dans la caricature mais plutôt de les laisser venir dans leur complexité.
Le personnage de Dorine, figure traditionnelle de la servante qui tient tête à son maître, a donc été épuré de ses atouts provocateurs?
On a travaillé dans quelque chose d'un peu plus intérieur pour Dorine mais la comédienne qui interprète Dorine a une vraie nature de comédienne, insolente et rebelle vis à vis de son maître. Après dans la célèbre réplique de Dorine " Couvrez ce sein que je ne saurai voir", j'y vois surtout une ruse de la part de Tartuffe pour déstabiliser Dorine dès qu'elle dit un mot qu'une vraie provocationvestimentaire qui aujourd'hui n'effrayerait plus personne. J'ai essayé de montrer que ce n'est pas l'exhibition de la poitrine qui fait réagir Tartuffe mais que cette réplique répond à une raison plus stratégique en rapport avec la situation qui oppose ces deux protagonistes.
Comme Molière, dans cette pièce, vous êtes à la fois metteur en scène et comédien?
Exactement. Sauf que Molière jouait Orgon et moi je joue Tartuffe.
Quels avantages a -t-on d'avoir ces deux rôles dans un spectacle?
Il y a du bon et du moins bon mais cela permet d'être sur le plateau avec cet esprit de fraternité avec les acteurs, de se frotter au texte et de ne pas rester caché derrière sa table de régie en envoyant des ordres. En même temps, ça a le désavantage que le spectacle vous échappe un peu et il faut assumer cela mais j'avais tellement envie, poussé par les acteurs et soutenu par la confiance de ma collaboratrice, Daria Lippi, qui regarde quand même avec moi ce travail. J'ai ainsi pu jouer ce personnage au rôle-titre. Mais, comme je l'ai dit précédemment,Tartuffe est un rôle-titre ,oui, mais pas un rôle central. Il n'est pas là pendant deux actes alors ça me permet de voir quand même le début...(rires)
Tartuffe , absent de la scène pendant deux actes mais omniprésent dans les propos...
C'est un personnage dont on parle beaucoup sans savoir si tout ce que l'on dit sur lui est vrai. C'est Louis Jouvet, le premier, qui a remis en doute cet aspect gangster de Tartuffe et qui a dit que Tartuffe est un homme tout à fait comme les autres , qu'il est juste amoureux d'Elmire, que c'est pour cette raison qu'il s'est infiltré dans cette maison et qu'à partir du moment où il est trahi, trompé par Elmire, il est tout à fait naturel qu'il soit d'une extrême violence avec la famille dont il a été bafoué. Je voulais moi aussi défendre l'idée d'un Tartuffe beaucoup moins classique que celui que l'on voit d'habitude.
Dans votre mise en scène, Tartuffe apparaît-il victime ou responsable?
J'espère que vous penserez les deux. Tout le monde autour de Tartuffe est assez terrible, tout le monde a l'air de manipuler tout le monde et en même temps ce Tartuffe est à la fois terrifiant et glaçant. On comprend comment il peut manipuler, on comprend aussi l'attachement et l'admiration que lui porte Orgon qui le perçoit comme une sorte de gourou mais on sent tout autour que les gens ne sont pas nets non plus et profitent de lui et que la famille, déjà, est très malade. C'est, en tous cas, ce que j'ai essayé de montrer.
Illustrations : Arnaud Taeron