Eric Lacascade : "j’ai demandé à chaque acteur d’aller visiter sa propre précarité, son propre désastre et sa propre violence."
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ Après Les Barbares en 2006 et Les Estivants en 2008, Éric Lacascade adapte Les Bas fonds.
Sur fond d’une Russie révolutionnaire, dans cette pièce écrite en 1902, Maxime Gorki décrit avec réalisme la vie d’un groupe d’exclus, de marginaux et de voleurs qui vivent à l’écart de la société moscovite. Une communauté à la dérive, où le pire côtoie le meilleur, le désespoir les rêves… et dans ce No man’s land déstabilisant entre un monde ancien en train de disparaître et un monde nouveau qui n’a pas encore éclos, les tensions, les conflits et les passions d’une humanité qui lutte pour sa survie. Les personnages de Gorki, bien qu’en totale rupture avec les lois, essayent de rester debout et d’envisager un avenir. "Ils mènent une bataille sauvage contre eux-mêmes et les autres, pour rester des hommes. Ou pourquoi pas, faire advenir des hommes nouveaux."(1)
Une pièce de troupe qui offre l’occasion à Éric Lacascade de mêler aux comédiens qui l’ont accompagné dans ses précédentes créations des jeunes talents de l’école du Théâtre National de Bretagne. Rencontre avec le metteur en scène d'origine lilloise Eric Lacascade, dont la maîtrise du répertoire russe n'est plus un secret, et dont vous saurez apprécier l'engagement et la vision éclairée du théâtre dans notre monde en perte de repères.
NOTRE AVIS ( vu le 9 juin 2017) : Eric Lacascade réussit l'enjeu - pas si évident... - de mettre en scène la misère sans la caricaturer. La scénographie, soulignant à la fois l'indigence et le désespoir dans lesquels sont plongés les personnages de Gorki, est pertinente et les comédiens convainquent. Louka ( Alain d'Haeyer), le "vieux" arrivé dont on ne sait où, entouré de ses brebis égarés - qui cherchent en sa parole optimiste et fédératrice la porte de salut qu'ils n'espéraient plus - s'avère une figure pour laquelle on se prend immédiatement d'affection. Lumière dans les ténèbres de ces existences quotidiennes désabusés. Et puis il y a Satine ( Christophe Grégoire), vitupérant de provocation, Le Baron ( Stéphane E.Jais), déclassé à la rage sourde, L'Acteur, ( délicieux Jérôme Bidaux) rongé par l'alcool et les souvenirs, Anna (Leslie Bernard), l'épouse frappée sur le point d'expirer, touchante de fragilité, Nastia ( Pénélope Avril), noyée dans ses lectures dont elle s'approprie les histoires, Pepel (attachant Mohamed Bouadla), Robin des Bois de cette communauté et joli coeur, l'atrabilaire Kletch (Georges Slowick), le délirant Aliochka ( Gaëtan Vettier), ivre de démesure et d'ostentatoires expressions de ses ressentis, Boubnov à la folie latente ( Arnaud Chéron), la belle et douce Natacha ( Laure Catherin), incarnation de la soumission et de l'acceptation désespérée de sa condition, le propriétaire Kostilev ( Arnaud Churin), présence inquiétante et écrasante par son mépris de ses locataires, le commissaire Medvedev ( Eric Lacascade) à la droiture relative, épris de l'énergique Kvachnia ( Christelle Legroux), femme qui espère s'extirper des Bas-Fonds grâce à ses charmes ...et enfin la troublante Vassilisa ( Murielle Colvez), remarquable incarnation de la "domina" que l'aigreur de l'existence pousse aux pires ignominies.
Les "Bas-Fonds" est une pièce d'une humanité bouleversante ; le texte du dramaturge russe ( dont on applaudit la brillante traduction d'André Markowicz), surprenant de résonances avec l'actualité, mérite à lui seul le déplacement. Alors évidemment, durant 2h30, on nous invite à côtoyer des êtres aux dérapages parfois dérangeant et à la détresse qui se décline avec l'ivresse - clowns grimaciers et immaîtrisables au masque blanc - mais il n'y a rien de trop chez Eric Lacascade. Une invitation salvatrice à ouvrir les yeux, à rencontrer des êtres à l'envie d'ailleurs et d'autre chose chevillée au corps. Ode à la tolérance pour un "peuple" de l'ombre, frères d'humanité et de rêves.
De Gorki, vous avez déjà mis en scène « Les Barbares » et les « Estivants ». « Les Bas-Fonds » précède chronologiquement les deux pièces déjà citées dans l’oeuvre du dramaturge…le choix de les jouer dans cet ordre a-t-il une explication?
Non, concernant les Bas-Fonds - pièce la plus connue de Gorki - je l’ai toujours gardée dans un coin de ma mémoire, avec le plaisir de la mettre en scène hypothétiquement un jour ou l’autre. Rien n’était prémédité. J’ai eu envie de travailler Gorki après un cycle Tchekhov assez long. Je m’étais penché sur plusieurs pièces de ce dernier en compagnie du groupe d’acteurs avec lequel je travaille; nous avions ensemble fait de nombreuses lectures, et il en était sorti le premier travail qui a abouti aux Barbares dans la cour d’honneur du palais des Papes en 2007 . Quelques années plus tard ce fut les Estivants et puis, il y a un an, je me suis dit " nous allons terminer la trilogie Gorki comme nous l’avions fait avec Tchekhov ». Et mon choix s’est porté sur les Bas-Fonds. Cette pièce qui me poursuivait depuis l’adolescence, sans doute maintenant j’étais prêt à la travailler; vous savez, un spectacle c’est une rencontre entre un auteur, le texte précis d’un auteur, un metteur en scène, une troupe d’acteurs et une époque. Tous les clignotants étaient alors au vert pour mettre en place les bas-fonds.
[bt_quote style="default" width="0"]Un spectacle, c’est une rencontre entre un auteur, le texte précis d’un auteur, un metteur en scène, une troupe d’acteurs et une époque.[/bt_quote]
Le public de théâtre connaît souvent mieux Tchekhov que Gorki. Quelles principales différences citeriez-vous entre ces deux auteurs? Peut-on dire sans caricaturer que Tchekhov dépeint une Russie élégante, nantie et qui se sent mourir, désabusée et mélancolique, tandis que Gorki brosse les marginaux, les exclus qui seront les moteurs de la Révolution?
Moi je dirais que Tchekhov c’est le grand auteur de théâtre qui écrit pour le théâtre. Il respire théâtre, il est marié avec une comédienne…il vit théâtre il pense théâtre, il respire théâtre, même s’il accomplit d’autres travaux…tandis que Gorki c’est l’homme de la rue, c’est un agitateur politique, un journaliste qui écrit des tracts, publie dans des gazettes, va en prison, écrit des romans, part en exil, revient, écrit des pièces de théâtre…Gorki est presque plus en prise sur une réalité immédiate que ne l’est Tchekhov, et le théâtre n’est qu’un moyen parmi d’autres d’exprimer le réel; ça se sent dans son écriture qui est action…Oui, on sent cette action alors que Tchekhov se tient comme en retrait, en lisière, regarde, constate, ne porte jamais de jugements alors que Gorki, avant tout, agit, et prend parti violemment et il reproche à Tchekhov quelquefois son attentisme ou son regard,comme ça, un peu distancié. Gorki, lui, propose une écriture directe, agressive, rentre-dedans, violente, cruelle, , colorée qui donne parfois des pièces - à la lecture - moins bien architecturées dramaturgiquement, moins bien écrites que celles de Tchekhov mais ça respire la vie par tous les pores de la peau. Les Bas-Fonds, fut la première pièce qui a été écrite dont les héros sont des pauvres gens ; ce sont des voyous, des gangsters, des moins-que-rien, des sans-papier, des SDF; ça n’a jamais été fait, c’est la première fois et d’ailleurs au moment où Gorki écrit les Bas-Fonds, il allait être reçu à l’Académie des écrivains russes ; or, du fait d'avoir écrit cette pièce, les portes de l’académie se referment sur son nez et il n’est pas admis : une pièce qui va faire date, importante dans l’oeuvre de Gorki mais aussi pour la Russie de l’époque. Tchekhov n’a jamais vécu de tel scandale ou en tous cas quelque chose qui mène à un réalisme social aussi criant et aussi violent que ne le fait Gorki avec les Bas-Fonds.
[bt_quote style="default" width="0"]Gorki veut une écriture directe, agressive, rentre-dedans, violente, cruelle, colorée qui donne parfois des pièces - à la lecture - moins bien architecturées dramaturgiquement, moins bien écrites que celles de Tchekhov mais ça respire la vie et l’action par tous les pores de la peau.[/bt_quote]
Monter les Bas-Fonds, c’est aussi faire entendre effectivement les idées engagées de cet auteur que vous appréciez pour son parcours exceptionnel : ses désirs, ses utopies et ses contradictions politiques. Peut-on dire d’ailleurs, en cela, que Gorki incarne en quelque sorte « l’homme russe » de l’époque, pétri de contradictions?
Disons que Gorki poursuit Tchekhov : Tchekhov aimait beaucoup Gorki, sans aller jusqu’à une filiation directe, mais quand même il y a quelque chose du fils chez Gorki, le fils caractériel, le fils tourmenté, le malvenu… Gorki en russe, signifie « amer » ; c’est le fils amer de Tchekhov donc il y a une lignée, et je ne crois pas que Gorki aurait écrit ses pièces si Tchekhov ne l’avait pas précédé. Quant à l’âme russe elle est là profondément chez Tchekhov comme elle l’est chez Gorki. Elle est là chez Tchekhov dans son constat sombre, noir d’une société en crise et qui disparaît comme elle l’est chez Gorki, chez cet agitateur social qui ne pose pas sur le plateau des personnages mais des vrais gens en situation. Des corps et des idées. Tchekhov est un médecin, Gorki est un agitateur. Ce que fait Gorki n’est donc pas plus ou moins russe, c’est bien évidemment tout aussi russe que Tchekhov. C’est l’agitateur, le révolté, Gorki l’engagé que j’aime et que je retrouve dans les bas-fonds, dressant le tableau douloureux de ces pauvres gens aux prises avec un marchand de sommeil, et aux prises avec leurs propres démons ; c’est un Gorki réveillé sur son époque qui nous montre comment cette communauté vit, souffre, lutte et reste digne et debout sur ses deux jambes ! C’est du tourment, de la violence de la beauté et de la puissance ; et c’est cela que j’ai voulu mettre sur le plateau. Et, au passage, j’y ai bien évidemment trouvé une résonance terrible avec notre époque.
[bt_quote style="default" width="0"]Gorki en russe, ça veut dire « amer » ; c’est le fils amer de Tchekhov.[/bt_quote]
Je vous cite : « L’enjeu de ce spectacle est de trouver une forme qui permette de rendre compte de toute la puissance politique sociale et humaine de la pièce en évitant les clichés réalistes qu’une telle problématique peut provoquer. » Par quels truchements de mise en scène avez-vous réussi à éviter cet écueil?
J’ai demandé aux acteurs de partir d’eux-mêmes, de me montrer ce qu’était pour eux la précarité, et même la précarité de l’acteur aujourd’hui, la précarité d’une forme théâtrale, la précarité de leur condition d’êtres humains et non pas d’essayer de singer la vie du sdf, du migrant, de ne pas essayer de la caricaturer, de l’imiter mais d’essayer avant tout de partir d’eux-mêmes et de se demander en quoi aujourd’hui une forme théâtrale et ce que l’on raconte sur le plateau peut être précaire. J’ai donc demandé aux acteurs de partir de situations et d’eux-mêmes, de s’engager dans le spectacle en tant qu’être et de voir comment le sol pouvait se dérober à certains moments sous leurs pieds comme le sol se dérobe sous les pieds des gens qui sont dans la rue. De ne surtout pas me proposer un théâtre d’imitation, mais bien au contraire de chercher personnellement, collectivement et individuellement, l’abîme. Et la dangerosité que cet abîme déploie en chacun.. j’ai donc demandé à chaque acteur d’aller visiter sa propre précarité, son propre désastre et sa propre violence.
Vous insistez souvent en entretien sur le fait que c’est une pièce de troupe, de communauté. Comment travaille-t-on ce genre de pièces? Est-ce une pièce qui nécessite davantage d’implication personnelle pour un comédien que…pour un Tartuffe par exemple?
Je pense que toute pièce nécessite une implication à 120%. D’autant plus aujourd’hui où d’autres formes de médias, d’autres formes de rencontres sont à la portée du public. Pour qu’il se passe encore quelque chose dans nos salles de théâtre, Il nous faut rechercher quelque chose du domaine de l’engagement total, de la brûlure existentielle, du partage compassionnel. Quelque chose qui augmente la puissance d’être de chaque personne réunie dans cette communauté au travail que sont acteurs et spectateurs..
Vous venez de publier chez Actes Sud un essai intitulé « Au coeur du réel ». D’où est partie l’envie de l’écrire?
J’ai eu le besoin de revenir sur l’ensemble du travail que j’avais fait, sur mon parcours, de comprendre ce que j’avais réalisé et quelle était la logique de mon oeuvre pour pouvoir la poursuivre.. C’est un livre qui me permet aujourd’hui de continuer à faire du théâtre, et, en celà , pour moi ce livre est un outil aussi important qu’un spectacle . Je dis cela parce que c’est toujours, jusqu’à présent un spectacle qui m’a amené à en faire un suivant. Quand je crée un spectacle c’est toujours le dernier. L’ultime. Depuis 10 ans c’est comme si j’essayais de mettre un point final à mon œuvre. Mais régulièrement une nouvelle porte s’ouvre et me donne envie à nouveau de faire et de refaire. C’est ce qui s’est passé avec ce livre.
Par ailleurs, j’ai constaté aussi qu’il y avait une absence dommageable de traces mêlant théorie et pratique sur le théâtre joué en France aujourd’hui. Face aux nouvelles générations, j’ai voulu porter témoignages d’une façon de faire, d’une façon de penser et de vivre le théâtre. En essayant d’être le plus précis possible, en laissant de côté les petites anecdotes du métier, l’entre soi des égos, j’ai voulu exposer ma méthode de travail et comment ce travail est impliqué de fait dans la vie sociale et politique de mon pays. C’est un livre qui part d’une époque pour arriver dans une autre que nous ne connaissons pas encore et que nous découvrons. Et dans laquelle le théâtre doit à nouveau se poser la question d’être ; comment être et faire théâtre dans cette époque.
[bt_quote style="default" width="0"] C’est un livre qui me permet aujourd’hui de continuer à faire du théâtre, à proposer une réflexion sur nos scènes.[/bt_quote]
Le théâtre s’est toujours interrogé sur son rôle au sein de la société depuis l’antiquité : son rôle cathartique, politique…Notre monde en crise crée-t-il de nouvelles interrogations pour le théâtre et lesquelles? Que doit apporter le théâtre aujourd’hui selon vous?
Ce qui est sûr, déjà , c'est que le théâtre doit se poser la question D’ailleurs en général, le théâtre pose des questions plutôt qu’il n’apporte des réponses. L’un des problèmes principaux qui se pose à moi aujourd’hui est que le théâtre part de la vie, depuis la vie et depuis le réel (même notre imaginaire part du réel. ) De là donc le théâtre part et commence à parler et à gigoter.( Le théâtre que j’aime évidemment et que je défends, n’a rien à voir avec une imitation de la vie. Ce ne sont pas des singeries.) Alors la question pourrait être : quel théâtre faire aujourd’hui quand le réel duquel nous partons nous échappe ? A partir du moment où le réel se fait la malle, à partir du moment où une virtualité globale s’est imposée à nos vies, mise en place par ceux qui nous gouvernent bien évidemment, et ce pour le plus grand bien, à partir du moment où la relation avec le réel même de tout discours politique, de tout acte politique, de toute politique peut être mis en cause, il y a problème. Notre quotidien de plus en plus désastreux, nous avons la sensation de ne pouvoir que le subir quand ceux qui possèdent le pouvoir l’applaudissent et en profitent. Le théâtre n’a pas de solution toute prête à apporter - surtout pas - mais il porte en lui en tous cas cette angoisse, cet aspect opaque de la vie, aujourd’hui.
A qui le théâtre s’adresse-t-il ? Comment le faire ? D'où parle-t-il ? Participe-t-il du pouvoir ou de sa destruction ? Est-il une puissance capable de développer d’autres désirs ? Désirs qui pourraient créer des citoyens difficilement gouvernables… je pense que les formes théâtrales et le rôle du metteur en scène et de l’acteur vont évoluer dans ce siècle, dans cette nouvelle époque qui arrive. Ces enjeux, en tous cas, seront au regard des enjeux de notre société : la survie et à quel prix ? Parce que ce théâtre-là dont je vous parle- et que l’on pourrait appeler le "théâtre laboratoire de vie" - est en danger. Il l’a souvent été mais là vraiment c’est pire. De moins en moins d’argent, de temps, de crédit, de visibilité, d’intérêt, de vision, de la part de ceux qui nous gouvernent. Et des garants de l’institution accrochée à leur rente, à leurs droits acquis Oui, l’institution théâtrale française traverse une énorme crise identitaire. Elle navigue à vue, elle gère sa pérennité. Nous avons changé d’époque ! Et il faudrait peut-être agir dans cette époque, en tout cas en être parti prenante ! Maintenant ! La récente non nomination à la direction du centre dramatique de Montpellier de Jean Varela en est un tout petit exemple. Alors les solutions à notre institution théâtrale sclérosée viendront-elles, de la marge, comme cela se passe dans d’autres secteurs sociaux-professionnels, agricoles ou industriels, hors lois, hors la loi et l’ordre? Sans doute. J’ai toujours été extrêmement critique envers le fonctionnement du système théâtral français, pourtant l’un des plus riches au monde, mais dont l’intérêt public, la mission de service public se confond souvent avec des intérêts privés, et l’entre-soi. Plus ça va et plus je me dis que je ne me trompe pas et que les artistes peuvent être aussi les pires des conservateurs. Une telle position ne m’a pas rendu le chemin extrêmement facile, ni avec certains de mes pairs, ni avec leurs alter ego politiques. Et je ne sais jamais d’un jour à l’autre, si j’aurais encore les moyens de continuer mon oeuvre. Mes prises de position, par exemple aux côtés des intermittents, m’ont valu de nombreux déboires avec les différents ministres de la culture qui se sont succédés… Mais bien évidemment si c’était à refaire, je referai le chemin.
[bt_quote style="default" width="0"]Quel théâtre faire aujourd’hui quand le réel duquel nous partons nous échappe ? A partir du moment où le réel se fait la malle, à partir du moment où une virtualité globale s’est imposée à nos vies, mise en place par ceux qui nous gouvernent bien évidemment, et ce pour leur plus grand bien,il y a problème. Notre quotidien de plus en plus désastreux, nous avons la sensation de ne pouvoir que le subir quand ceux qui possèdent le pouvoir l’applaudissent et en profitent.[/bt_quote]
Ces personnages des Bas-Fonds portent eux aussi cette colère et cette envie de se rebeller…
Ils portent effectivement cette parole qui est étouffée, ces liens entre eux qui sont réels et qui se créent avec des personnages forts et puissants, qui existent en dehors de toute morale, de toute loi, de toute institution qu’on tente d’étouffer, qui sont toujours là , debout, vaillants, pleins de force, même s’ils refusent le type de travail qu’on leur propose…Par exemple, ce sont des gens qui militent plutôt pour une autre façon de concevoir le travail, ils refusent le travail qui n’est pas un plaisir, il y a ainsi une des répliques de la pièce qui dit cela; une autre dit : « Comment tu pourrais avoir honte de toi quand les gens qui te voient vivre pire qu’un chien dans la rue n’ont pas honte d’eux-mêmes ». Les Bas-Fonds nous renvoie à un miroir très violent de la société telle qu’elle est dans sa course vers la nuit d’une inégalité toujours plus criante et d'une injustice toujours plus forte.
[bt_quote style="default" width="0"]Les Bas-Fonds nous renvoie à un miroir très violent de la société telle qu’elle est et de sa course vers la nuit d’une inégalité toujours plus criante et d'une injustice toujours plus forte. [/bt_quote]
Les Bas-Fonds
de Maxime Gorki

d'après la traduction d'André Markowicz

Adaptation et mise en scène : Éric Lacascade

Avec : 
Pénélope Avri, Leslie Bernard, 
Jérôme Bidaux, Mohamed Bouadla, 
Laure Catherin, Arnaud Chéron, 
Arnaud Churin, Murielle Colvez, 
Christophe Grégoire, Alain d’Haeyer, 
Stéphane E. Jais, Eric Lacascade, 
Christelle Legroux, Georges Slowick, 
Gaëtan Vettier

Collaboration artistique : Arnaud Churin

Scénographie : Emmanuel Clolus

Lumières : Stéphane Babi Aubert

Costumes : Axel Aust

Son : Marc Bretonnière

Assistanat à la mise en scène : Vanessa Bonnet

Photo : Brigitte Enguérand


Production déléguée Théâtre National de Bretagne/Rennes | Coproduction Compagnie Lacascade ; Les Gémeaux, Scène Nationale de Sceaux ; Théâtre de la Ville/Paris ; MC2 : Grenoble ; Le Grand T – Théâtre de Loire-Atlantique | Éric Lacascade est artiste associé au Théâtre National de Bretagne/Rennes | Avec le soutien de l’ENSAD (Ecole Nationale Supérieure d’Art Dramatique de Montpellier Languedoc-Roussillon) -
(1) Citation d'Eric Lacascade


www.compagnie-lacascade.com/fr/
Durée: 2h30
Dates et lieux des représentations :
- Du 8 au 10 juin 2017 à Montpellier, Le Printemps des Comédiens - Amphithéâtre d’Ô
-Du 5 au 13 octobre 2017 - Nantes, Le Grand T
- Les 17 et 18 octobre 2017 - Saint-Brieuc, La Passerelle
- Les 7 et 8 novembre 2017 - Maison de la Culture d’Amiens
- Les 15 et 16 novembre 2017 - Théâtre de Caen
- Du 23 novembre au 1 er décembre 2017 - Théâtre National de Strasbourg
- Du 6 au 9 décembre 2017- Marseille, Théâtre du Gymnase
- Les 14 et 15 décembre 2017 Cergy-Pontoise, L’Apostrophe
- Du 9 au 13 janvier 2018 - Grenoble, MC2
- Les 16 et 17 janvier 2018 - La Rochelle, La Coursive
- Les 25 et 26 janvier 2018- CDN de Normandie-Rouen
- Les 30 et 31 janvier 2018 - Perpignan, Théâtre de l’Archipel
2011 - Tartuffe
Voilà une mise en scène délicieuse tant elle opte à la fois pour une fidélité respectueuse du texte classique et une modernité pertinente dans son interprétation. Traditionnellement, le Tartuffe de Molière est un individu aux simagrées ridicules, une caricature de l'hypocrite dévot dont le spectateur reconnaît sans peine le masque artificiel de la bonté tant il est déformé par la noirceur des intentions.
Celui d'Eric Lacascade est moins évident à cerner, plus discret dans ses agissements et en est davantage réel et...inquiétant. Au centre de l'intrigue, Eric Lacascade a replacé la famille: une famille d'individus dépassés par les évènements, animés d'une nervosité maladive pour certains, d'une mollesse passive pour d'autres. On rit beaucoup de l'ambiance paranoïaque qui règne dans un décor sur deux niveaux où les portes s'ouvrent et se ferment à l'envi et où l'on épie à toute heure. Eric Lacascade fait du public le troisième voyeur indiscret en jouant sur les transparences des rideaux, les ombres chinoises que projettent les fenêtres etc...On aime cette scénographie tant elle facilite l'expression de l'effervescence qui règne dans cette maison. Toutes les possibilités du décor sont exploitées: chaque balcon, porte est prétexte à un tableau précis, à une situation: on menace de se jeter d'un balcon, on grimpe et on dévale les escaliers, on passe par une ouverture et on réapparait dans une autre.. Les costumes, ostensiblement simples, de noir et de blanc, sont également efficaces. Ils ceignent chaque corpulence en mettant en valeur les silhouettes singulières et jouent leur rôle de marqueur social par d'infimes détails.
La scène d'exposition est remarquable: Laure Werckmann s'empare des accusations violentes de Mme Pernelle, grenouille de bénitier et mère d'Orgon, avec une énergie enthousiasmante et manipule l'alexandrin avec naturel. Les scènes avec l'impertinente Dorine ( Norah Krief) sont tordantes et chacune de ses confrontations a des airs de jeux espiègles. Dans cette mise en scène, on jouit d'une rigueur du geste qui semble millimétré et offre l'occasion au rire d'éclater par l'effet cocasse de la répétition. Ainsi la première scène entre Orgon ( Christophe Grégoire) et Marianne ( Millaray Lobos- délicieuse de candeur) est d'une grande drôlerie: de la jupe que l'on rabat au hochement de tête, des déplacements itératifs aux pliages des genoux, le rire naît du mimétisme entre les comédiens qui leur donne des airs un peu timbrés. Jeu de bain, jeu de vilain! Qui a des angoisses, perd sa place! N'est pas vipère qui veut! Orgon a des airs de père de famille irresponsable et ses réactions vis à vis de sa servante, de son frère, de son fils révèle une immaturité inquiétante. Cette crise familiale est la conséquences dramatique de rapports humains abîmés. Aussi est-on toujours à la limite sensible du rire et de l'inquiétude tant ces protagonistes ont entre eux des rapports ambigües. Tartuffe n'est pas le responsable mais le révélateur de maux qui sévissaient tapis. Tartuffe ( Eric Lacascade), s'il est dévot, est surtout un homme plein de désir pour Elmire ( leurs deux rencontres sont d'ailleurs fort bien menées: la piété des bougies-cierges et le refus candide de l'épouse d'Orgon lors du premier entretien se lisent en miroir antithétique avec une scène des révélations décoiffante où les instincts débridés de Tartuffe se déchaînent et où les bougies deviennent un instrument de séduction troublant). Tout en retenue élégante (presque vampirisante) tant qu'il n'est pas tenté, Tartuffe est un personnage qui prend possession de l'espace en en révélant les failles. Amoureux éconduit, sa colère est à la mesure de celle d'un homme bafoué. De là à dire qu'il est une victime! C'est surtout un être de peu de moralité qui a profité des blessures intestines d'êtres qui se détestent autant qu'ils se ressemblent!
Interview - décembre 2011
Eric Lacascade est comédien, metteur en scène et a aussi été directeur du CDN de Normandie où il a défendu un projet de théâtre d'Art.
De nombreuses fois présent au Festival d'avignon, il est notamment remarqué en 2000 avec une trilogie Tchekhov qui lui a valu un Grand Prix de la Critique et deux ans plus tard, c'est dans la Cour d'Honneur du Palais des Papes, qu'est joué son Platonov. En 2006, Ses barbares de Maxime Gorki, créés au Festival d'Athènes, ont aussi l'honneur d'y être représentés. Eric Lacascade propose des formes théâtrales populaires orientées vers le grand public et invente des formes originales de transmission vers les jeunes professionnels et les amateurs. En 2011, il a choisi de revenir au répertoire français et de mettre en scène un de ses plus grands classiques : Tartuffe de Molière. Volonté de renouvellement, plaisir du challenge, retour aux sources de la dramaturgie française? La curiosité qui nous pressait était bien forte et nous sommes heureux de ce mot d'entretien à propos du célèbre "fanfaron de vertu" qui n'a jamais cessé de sévir dans les classes...
Quand on choisit de monter Tartuffe, tant de fois mis en scène et joué, ressent-on d'abord une envie viscérale de relever un défi et ensuite quelques vertiges devant la nécessité d'être singulier sans pour autant dénaturer l'oeuvre?
Vous avez répondu à la question en quelque sorte. Monter Tartuffe, c'était dans la continuité de mon travail: je voulais monter quelque chose de très différent des Estivants et travailler sur une langue que je n'avais jamais abordée, avec des alexandrins, avec des acteurs qui ne l'avaient jamais non plus pratiquée. Je souhaitais des situations très claires, des personnages dessinés à la serpe et une histoire que tout le monde connaissait. En partant de là , Molière et en particulier Tartuffe, m'ont semblé intéressants. Je n'ai pas voulu donner un éclairage particulier sur cette pièce : on l'a montée 2000 fois avec 2000 éclairages différents. J'ai simplement voulu laisser les situations très ouvertes en essayant d'être le plus fidèle au texte, en travaillant bien l'alexandrin et le corps du texte. J'ai voulu mettre l'accent sur le personnage d'Orgon que je trouve plus emblématique de la pièce que ne l'est Tartuffe et je me suis dit aussi que je ne voulais pas composer un personnage caricatural. Je voulais montrer non seulement que les autres personnages sont responsables de l'instrumentalisation de Tartuffe - les gens de la famille et principalement Orgon qui l'utilise pour retrouver son pouvoir paternel disparu et son pouvoir de maître de maison - mais aussi évidemment que Tartuffe instrumentalise Orgon. Je ne voulais pas qu'il y ait un noir et un blanc. Autre élément de mise en scène qui m'importait: il fallait queTartuffe soit relativement sobre et tenu pour rester opaque et un peu mystérieux et que ce soit l'ensemble de la maison qui soit au premier plan, pas juste le personnage de Tartuffe.
Choisir Tartuffe dans le répertoire de Molière, c'est aussi opter pour le plaisir de représenter une de ses pièces les plus persécutées?
Oui..mais surtout pour représenter une de ses pièces les plus connues avec des répliques telles que " Cachez ce sein que je saurai voir" ou " Si je suis dévot, je n'en suis pas moins homme" etc...j'avais envie de partager ce patrimoine personnel que tout le monde a ou a l'impression d'avoir étudié à l'école. Quand on parle sur le plateau, on ne rencontre pas des enfants en face de nous mais chacun, plus ou moins, en écoutant le texte de Tartuffe, revient à ses jeunes années d'adolescence. J'avais envie d'échanger autour de ce monstre-là , patrimoine culturel français commun et lors des représentations, les gens sont avec nous sur les répliques et c'est pour cela aussi, encore une fois, que je n'ai pas voulu donner une interprétation fermée de la pièce. C'est plus intéressant que chacun se fasse son propre montage en échafaudant ce qu'il a envie d'imaginer et pour cela il fallait jouer cette histoire sans accentuer l'homosexualité, la dévotion ou encore la bêtise d'Orgon.
L'hypocrite est une des figures les plus résolument modernes de Molière, non?
C'est vrai que la figure de l'hypocrisie - et surtout de la manipulation - de tous temps et de toutes époques reste très puissante, très forte et très présente, que ce soit évidemment sur le plan politique mais aussi sur le plan personnel. On peut penser à des affaires récentes comme l'affaire Bettencourt par exemple. Régulièrement maintenant, depuis que nous jouons le spectacle, on me cite le cas de personnes ayant réussi à récupérer les trois quarts de la fortune d'une famille au détriment des enfants ayant-droits: ça reste donc un fait d'époque. J'ai voulu que ce soit joué de manière engagée mais sans pour autant moderniser la chose. Dans les costumes et les décors, tout reste relativement intemporel avec des clins d'oeil au XVIIème tout de même.
C'est une pièce qui peut être déstabilisante pour un metteur en scène, non? N'est-on pas tenté de s'effacer derrière un texte qui fait tout et dans lesquelles les didascalies pleuvent à l'intérieur même des répliques?
Tout à fait, vous avez raison, c'est pour moi à la fois un exercice de style et un exercice d'humilité. Il faut ne pas vouloir plaquer une vision plus intelligente que celle de Molière, respecter le texte et le jouer tel qu'il est écrit. C'est un exercice d'humilité de la part d'un metteur en scène comme moi qui est assez connu pour reprendre les textes, les retravailler , les prendre à l'envers, à l'endroit et en faire un peu ce qu'il veut. J'ai voulu mettre les acteurs dans l'exercice d'un respect total du texte.
Vous avez pu dire que "longtemps vous vous êtes construit en compagnie de Tchekhov"...qu'est-ce qui vous séduit dans l'univers théâtral de ce grand dramaturge russe?
Ce qui me plaît dans Tchekhov c'est son humanité, son absence de jugement, le sous-texte aussi: en effet, en ce qui concerne les personnages, il faut vraiment inventer beaucoup beaucoup pour être présent sur le plateau car, à la différence de Molière, très peu de choses sont dites dans les didascalies, Tchekhov, on peut vraiment le monter comme le veut. Cela nécessite d'avoir des acteurs qui soient de vrais créateurs; oui, l'acteur doit être créatif sur Tchekhov,cela lui demande beaucoup de travail. J'aime également ces personnages en demi-teinte et cette tristesse russe et en même temps cet emportement , cette solitude et cette difficulté de communiquer...tous les personnages sont d'une humanité formidable. Des petites gens souvent qui ne sont pas des héros. Oui, il y a un travail de la démocratie chez Tchekhov absolument formidable qui continue à m'accompagner dans mon travail. Molière? c'est très différent: c'est la flamboyance de l'esprit du XVIIème, les règlements de compte avec le roi, la dénonciation, des jugements exaltés et à l'emporte-pièce sur ces français sûrs d'eux et presque arrogants où il y a, en même temps, un degré non négligeable de noirceur et de perversité. Je voulais cette incursion dans Molière pour ne pas répéter ce que je sais faire et essayer de m'en aller vers des continents inconnus.... sinon on s'ennuie et on ennuie le public à répéter ce qu'on sait bien faire.
Jouer Molière, ce sont aussi les retrouvailles avec toutes les règles de la dramaturgie classique et les scènes traditionnelles de la comédie...
Ce sont des scènes que l'on a beaucoup étudiées; ça m'intéressait beaucoup de trouver des figures imposées et de savoir comment j'allais travailler autour. Molière, c'est comme chanter un air très connu à la différence de Tchekhov que personne ne connait trop en France. En effet, quand je les ai montées dans la Cour d'Honneur, personne ne connaissait trop les histoires d' Ivanov ou de Platonov. Les scènes des amoureux, de quiproquo , de comédie.... je voulais voir comment avec ces contraintes, j'allais pouvoir exercer ma liberté tout en respectant le texte et la situation; ce qui fait que le spectateur retrouve des choses qu'il a pu déjà avoir vues ou imaginées mais de manière un peu différente. La liberté est assez limitée quand même et il faut savoir s'effacer et ne pas faire le malin. Quand il y a comédie, j'ai travaillé en ce sens mais à d'autres moments je trouve que la pièce est vraiment sombre, dure et violente et j'ai penché pour cet aspect-là . l'objectif était de montrer la comédie mais aussi le marasme humain de cette famille, sa noirceur..
La scène 5 de l'acte IV , par exemple, où le mari ne sort pas de sa cachette et laisse sa femme dans l'attente d'être presque violée par Tartuffe...
C'est une scène violente et à la fois drôle. Orgon est un père qui, en une journée, est capable de marier sa fille à son meilleur ami , qui déshérite son fils et qui accepte quasiment que sa femme se fasse violer sous ses yeux. C'est une famille qui n'est pas en bon état mais même lorsque Tartuffe sera arrêté, je ne pense pas que cette famille s'en remette immédiatement; il y a une noirceur dans cette pièce que j'ai voulu représenter dans un décor assez inquiétant de portes et de premiers étages, de multiplicités d'entrées et de sorties où tout le monde épie et écoute tout le monde. Une maison qui est le douzième personnage puisqu'elle est objet de convoitise et en même temps champ de bataille de cette famille fracturée. Une famille dans laquelle un étranger a exploité toutes les failles qui existaient avant lui et les a révélées. La présence de Tartuffe est simplement le révélateur de toutes les noirceurs, les passions, les pulsions et les perversités de cette famille.
Tartuffe n'apparaît qu'au troisième acte; Molière a ménagé l'attente de son entrée sur scène...
Oui, et justement je pense qu'il ne faut pas trop charger ce personnage. C'est la cour qui fait le roi comme on dit. Il n'y a pas besoin de surjouer Tartuffe, il y a suffisamment de descriptions de lui, de discussions à son sujet. Il faut que son arrivée soit modeste pour que le spectateur puisse continuer à fantasmer sur ce personnage très opaque.
Vous parliez de l'alexandrin: c'est un exercice périlleux mais obligatoire auquel doit se confronter tout bon comédien?
Il y a peu de comédiens aujourd'hui qui jouent les alexandrins; il y a beaucoup de spectacles où les alexandrins sont un peu bradés. Tout l'intérêt selon moi était de prendre à la lettre les alexandrins en en respectant le rythme et les accents toniques et c'est ainsi que les alexandrins s'oublient au fur et à mesure du spectacle. C'est nous, acteurs, en les respectant qui les faisons le mieux oublier. Les couper, les brader, en faire une langue de la rue, ne m'intéressaient pas du tout. Je voulais me mettre au service de cette langue qui a énormément de corps. Il y a une musicalité et des arrangements dans la langue française qui font que la phrase se découpe facilement en douze pieds. L'alexandrin n'est pas quelque chose de contraint dans notre langue: il découle naturellement du XIVème, XVème, XIIème siècles pendant lesquels notre langue s'est construite. L'alexandrin est un patrimoine français collectif. Je voulais donc vraiment aller voir à la source et donner à entendre avec simplicité ce patrimoine.
Comment avez-vous mis en scène cette scène d'exposition où frères et soeurs, un peu précieux, se scandalisent des rigueurs imposées par Tartuffe?
J'ai plutôt accentué l'aspect familial, dans cette très longue scène d'exposition, avec la grand-mère, Mme Pernelle, qui affiche ses préférences vis à vis des membres de la famille et dont on est complètement dépassé par la violence des propos jusqu'à l'arrivée d'Orgon. De façon générale, j'ai davantage traité les situations que les personnages. Quand Orgon annonce à sa fille qu'elle va épouser Tartuffe, quand Orgon ne sort pas de sa cachette sous la table etc...., on a juste essayé d'apporter des réponses dans le spectacle à ces situations. Je ne voulais pas caricaturer les personnages et leur laisser un maximum d'humanité et de chance, ne pas les enfermer dans les clichés. Mon travail a été aussi de nettoyer les clichés. Ainsi, les costumes sont tous un peu pareils les uns les autres: il y a une sorte de jansénisme et de simplicité qui veut ne pas pousser les personnages dans la caricature mais plutôt de les laisser venir dans leur complexité.
Le personnage de Dorine, figure traditionnelle de la servante qui tient tête à son maître, a donc été épuré de ses atouts provocateurs?
On a travaillé dans quelque chose d'un peu plus intérieur pour Dorine mais la comédienne qui interprète Dorine a une vraie nature de comédienne, insolente et rebelle vis à vis de son maître. Après dans la célèbre réplique de Dorine " Couvrez ce sein que je ne saurai voir", j'y vois surtout une ruse de la part de Tartuffe pour déstabiliser Dorine dès qu'elle dit un mot qu'une vraie provocationvestimentaire qui aujourd'hui n'effrayerait plus personne. J'ai essayé de montrer que ce n'est pas l'exhibition de la poitrine qui fait réagir Tartuffe mais que cette réplique répond à une raison plus stratégique en rapport avec la situation qui oppose ces deux protagonistes.
Comme Molière, dans cette pièce, vous êtes à la fois metteur en scène et comédien?
Exactement. Sauf que Molière jouait Orgon et moi je joue Tartuffe.
Quels avantages a -t-on d'avoir ces deux rôles dans un spectacle?
Il y a du bon et du moins bon mais cela permet d'être sur le plateau avec cet esprit de fraternité avec les acteurs, de se frotter au texte et de ne pas rester caché derrière sa table de régie en envoyant des ordres. En même temps, ça a le désavantage que le spectacle vous échappe un peu et il faut assumer cela mais j'avais tellement envie, poussé par les acteurs et soutenu par la confiance de ma collaboratrice, Daria Lippi, qui regarde quand même avec moi ce travail. J'ai ainsi pu jouer ce personnage au rôle-titre. Mais, comme je l'ai dit précédemment,Tartuffe est un rôle-titre ,oui, mais pas un rôle central. Il n'est pas là pendant deux actes alors ça me permet de voir quand même le début...(rires)
Tartuffe , absent de la scène pendant deux actes mais omniprésent dans les propos...
C'est un personnage dont on parle beaucoup sans savoir si tout ce que l'on dit sur lui est vrai. C'est Louis Jouvet, le premier, qui a remis en doute cet aspect gangster de Tartuffe et qui a dit que Tartuffe est un homme tout à fait comme les autres , qu'il est juste amoureux d'Elmire, que c'est pour cette raison qu'il s'est infiltré dans cette maison et qu'à partir du moment où il est trahi, trompé par Elmire, il est tout à fait naturel qu'il soit d'une extrême violence avec la famille dont il a été bafoué. Je voulais moi aussi défendre l'idée d'un Tartuffe beaucoup moins classique que celui que l'on voit d'habitude.
Dans votre mise en scène, Tartuffe apparaît-il victime ou responsable?
J'espère que vous penserez les deux. Tout le monde autour de Tartuffe est assez terrible, tout le monde a l'air de manipuler tout le monde et en même temps ce Tartuffe est à la fois terrifiant et glaçant. On comprend comment il peut manipuler, on comprend aussi l'attachement et l'admiration que lui porte Orgon qui le perçoit comme une sorte de gourou mais on sent tout autour que les gens ne sont pas nets non plus et profitent de lui et que la famille, déjà , est très malade. C'est, en tous cas, ce que j'ai essayé de montrer.
Tartuffe
De Molière
Mise en scène: Eric Lacascade
Collaboration à la mise en scène: Daria Lippi
Scénographie: Emmanuel Clolus
Avec Jérome Bidaux, David Botbol, Arnaud Chéron, Simon Gauchet, Christophe Grégoire, Stéphane E.Jais, Norah Krief, Eric Lacascade, Daria Lippi, Millaray Lobos, Laure Werckmann
Durée: 2h15.
crédits-photo: Mario DelCurt/ Illustrations : Arnaud Taeron/