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Théâtre : Macha Makeïeff et la conjuration des Tartuffe

  • Écrit par : Guillaume Chérel

tartuffePar Guillaume Chérel - Lagrandeparade.com/ Après Les précieuses ridicules, Trissotin ou Les Femmes savantes, la directrice de La Criée, Macha Makeïeff, explore à nouveau Molière, et s'attaque au(x) Tartuffe, dans une mise en scène à la fois gaie, drôle, sombre, et inquiétante, à découvrir jusqu'au 26 novembre à Marseille, puis dans toute la France jusqu'en mai 2022.

Mais, au fait, qui est Tartuffe ? L'imposteur, le prédateur, a mis le bourgeois Orgon sous sa coupe. Ce dernier l'adule tellement qu'il lui promet sa fille en mariage, et en fait son directeur de conscience. Mais le séducteur sans scrupules sera démasqué... La satire de Molière est tellement féroce, et visionnaire, que les premières versions se heurtent à la censure, dans un contexte religieux où l'église catholique fait face à la montée du jansénisme. Il a fallu cinq ans pour voir Tartuffe ou l'imposteur enfin autorisé, au théâtre du Palais-Royal, en 1669. La pièce remporta un succès foudroyant. En effet, Molière y aborde des thèmes brûlants, tels que l'hypocrisie, l'arrivisme, l'appât du gain, la domination physique, et sexuelle ; sans oublier la naïveté, quatre siècles plus tard, caractérisée par les fausses nouvelles, ou le sophisme, et les thèses complotistes.

Macha Makeïeff transpose la comédie satirique dans une famille bourgeoise des années 50. D'un côté les anciens (les classiques, des dévots), de l'autre les libertins (les jeunes sont rock, presque déjà punks).. « Il » est absent, mais on ne parle que de lui... De Tartuffe, dont l'ombre plane, comme un corbeau malfaisant, suivie d'une cohorte de disciples habillés de même (tuniques et jupes noires). Puis, le parasite charismatique apparait. Il est brun, a les cheveux longs, le visage pâle. On dirait le chef des vampires dans Twilight, dans sa tenue noire, d'ecclésiaste du mal. On se le sent retors, maléfique, voire diabolique. L'ambiance, qui était jusque-là légère, festive, devient pesante. Sa présence est d'emblée toxique. Et pourtant, tous les codes de la comédie sont là.

Jean-Marie Lévy, dans le rôle de Madame Pernelle, mère d'Orgon, est irrésistible en sorte de Castafiore. Et Pascal Ternisien à mourir de rire, en Flipote, la bonne au look Deschiens (son élocution, dans le rôle de l'huissier, est parfaite, ce qui n'est pas le cas de tous les protagonistes...). Orgon (Xavier Gallais) est cet homme d'une soixantaine d'année qui, après un second mariage, trouve sa vie si vaine qu'il se laisse abuser par un inconnu à la langue fourchue. Madame Pernelle, sa mère, veut que son fils aime cet homme qu'elle s'offre à vénérer... Dorine est une belle intrigante, émancipée et intrusive... Elmire ne demande qu'à découvrir l'amour, la sensualité (il est beaucoup question d'hymen)... Valère est un enfant gâté et impatient... Cléante est un dandy libertin mais pas dupe, il est calculateur... Chacun(e) fantasme et désire connaître le vertige de la passion amoureuse. Tout est en place pour que ça pète, implose, « sexpose ».

Actualité (et nécessité) oblige, Macha Makeïeff s'appuie sur le thème de l'emprise du désir (voire la tentative d'abus sexuel), et de la manipulation (masculine). En ce sens, c'est une pièce non seulement féministe, mais plus largement hors genre et politique. Car c'est d'un roman, d'un film noir, dont il s'agit. Comme dans le scénario de Théorème (1968, save the date !), de Pier Paolo Pasoloni (homosexuel déclaré), l'intrus fait irruption dans la vie apparemment tranquille d'une famille bien sous tous rapports, a priori, et il noue, ou tente de nouer, avec chacun des membres des relations fortes. Il s'adapte à leur talon d'Achille (pour résumer, il se les tape tous et toutes...). Quand il s'en va, la famille se déchire : « Et chacun, écrit-il, dans l'attente, dans le souvenir, comme apôtre d'un Christ non crucifié mais perdu, a son destin. C'est un théorème et chaque destin est son corollaire. » Dans sa note d'intention, Makeïeff a imaginé une dérive sectaire. Mais elle aurait aussi bien pu dresser un parallèle avec l'actualité politique. Aujourd'hui, un certain « Z » séduit les foules, parce qu'il est « passé à la télé », ce, depuis dix ans. Comme un certain Donald Trump, aux Etats-Unis. La parabole (satellite) parait simpliste mais elle est tellement évidente. Ils sont le résultat de la « Société du spectacle », annoncée par Guy Debord, et exploitée par Andy Wharhol.

Dans le Tartuffe de Macha Makeïeff, c'est une voix off qui achève le récit. Elle l'a dit, ce qui lui importe, c'est le récit. Les allers et retours pendant l'histoire. Ce qui arrive, quand les choses, les mots, les faits, nous poussent aux aveux, dans nos retranchements. Cela peut déclencher des rêveries d'enfance (on s'amuse, au début, les acteurs « jouent »), mais bientôt des comportements plus graves vont apparaître, qui disent l'animalité, l'agressivité de l'âme humaine ; qui va jusqu'au harcèlement et à l'abus sexuel. La mise en scène est riche, comme à Marseille, où l'aventure a (re)commencé, et va s'achever (car Macha Makeïeff va passer la main en 2022). On entend le fracas, le bruit du monde. En donnant un nouveau destin aux personnages, tout en respectant les enjeux de l'auteur, elle donne des libertés à ses acteurs, et actrices, qui ne s'en privent pas. On sent qu'ils prennent plaisir sur le plateau, non seulement parce le texte du grand Molière ne vieillit pas, mais parce qu'ils sont mis dans les conditions idéales (décor, lumière, scénographie), pour exprimer leur talent. Il sera intéressant de revoir cette pièce dans quelques mois. Elle aura évolué vers quelque chose d'autre, qu'on ne peut deviner encore. C'est toute la beauté du spectacle vivant. Gageons qu'elle oscillera toujours entre fantaisie et portrait politico-social. Une ambivalence on ne peut plus contemporaine, car on n'en a pas fini avec la comédie humaine.

Tartuffe
De Molière
Mise en scène, costumes, décors : Macha Makeïeff
Lumières : Jean Bellorini
Musique : Luis Fernando Pérez
Avec Xavier Gallais, Arthur Igual en alternance avec Vincent Winterhalter, Jeanne-Marie Lévy (et parfois Macha Makeïeff !), Hélène Bressiant, Jin Xuan Mao, Loïc Mobihan, Nacima Bekhtaoui, Jean-Baptiste Levaillant, Irina Solano, Clément Griffault, Pascal Ternisien
Durée du spectacle : 2 h 10 environ


Dates et lieux des représentations : 

- Jusqu'au 21 novembre 2021 à  La Criée, Théâtre National de Marseille : 30, quai de Rive-Neuve 13007 Marseille. Réservation au 04 91 54 70 54 . www.theatre-lacriee.com
-  Du mer. 01/12/21 au dim. 19/12/21 au Théâtre des Bouffes du Nord - Tel. +33 (0)1 46 07 34 50

- Du 12 au 15 janvier 2022 au Théatre national de Nice
- Du 22 au 26 février 2022 au Quai Centre dramatique national d'Angers
- Du 3 au 19 mars 2022 au Théâtre National Populaire de Villeurbanne
- Du 24 au 26 mars 2022 au Théatre Liberté / Liberté-Châteauvallon Scène nationale de Toulon
- Du 30 mars au 8 avril 2022 au Théâtre National de Bretagne, Rennes
- Du 13 au 15 avril 2022, Scène nationale de Bayonne
- Les 20 & 21 avril 2022, MAC Créteil
- Les 27 & 28 avril 2022, MC Amiens
- Du mer. 11/05/22 au ven. 13/05/22 à la Comédie de Caen - Hérouville-Saint-Clair - Tel. +33 (0)2 31 46 27 29

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Molière et Macha Makaïeff : l’alchimie jubilatoire de Trissotin ou les Femmes Savantes

 

tartuffeL'avis de Xavier Paquet:

"Par ses allures vampiriques, Tartuffe apparaît ici comme le parasite qui sommeille en chacun de nous et réveille nos ambivalences : entre le corps et l’esprit, le vice ou la vertu, il s’infiltre malicieusement et jongle entre menaces et opportunisme, entre peur et envie."

Au XVIIème siècle, Molière défrayait le monde bourgeois et politique avec sa création de Tartuffe, personnage attaché aux pratiques religieuses qui bouscule l’ordre moral établi, au point de courroucer le pouvoir royal. Clin d’œil espiègle en cette année de 400ème anniversaire de sa naissance, cette version remasterise en couleurs l’ambiguité du dévot et n’a jamais semblé aussi contemporaine et moderne.

Mais pour surprendre, il fallait frapper fort et provoquer, bousculer les codes : Macha Makeïeff réussit cette prouesse avec brio en faisant de son Tartuffe un héros de roman noir.

Le titre de son adaptation, fait référence au Théorème de Pasolini, critique de la bourgeoisie italienne où un jeune séducteur s’immisce dans une famille fortunée pour la détruire avant de s’en aller après avoir révélé les zones d’ombres de chacun. Il n’est pas étonnant dans la mise en scène de retrouver les codes de cette époque avec un décor très coloré, acidulé, d’un intérieur bourgeois où les membres de la famille portent des tenues parfois excentriques et flashy. Entre scénographie et choix musicaux (quand Radiohead et Nirvana cotoient Mozart et Bach), l’ensemble se révèle dynamique et pop. En opposition, Tartuffe, cheveux noirs, teint pale, longue robe sombre, arbore un côté mystique et satanique en opposition à sa pratique religieuse mais en adéquation avec les tourments et ceux qu’il fait vivre à la famille. Orgon le père est sous son charme, prêt à lui céder ses biens et sa fille en mariage ; Tartuffe, avide d’argent et de pouvoir, manÅ“uvre pour séduire son épouse. D’une ambivalence rare, il oscille entre privation, flagellation, éthique religieuse et prédation, manipulation et sexualité. Double malin et maléfique, il réveille la sensualité et la puissance du désir en chaque protagoniste, alternant entre le désir qu’il révèle et le désir auquel il est prêt à céder. Cette dualité se retrouve aussi dans la mise en scène où Tartuffe apparaît comme un personnage qui suscite le malaise et le questionnement même quand il n’est pas là : ambiance sombre, lumières tamisées, musique plus glaçante, il est au centre des attentions et ses entrées sont celles d’un precheur messianique qui contraste avec la vivacité des éclairages et tableaux en son absence. Dans le verbe également, il arbore la beauté de la langue de Molière dans un phrasé sobre, sérieux, sans artifice quand les autres personnages, notamment la jeunesse, la font chanter de manière plus enjouée en écho à leur dyanmisme corporel et à leur énergie parfois chorégraphiée. Par ses allures vampiriques, Tartuffe apparaît ici comme le parasite qui sommeille en chacun de nous et réveille nos ambivalences : entre le corps et l’esprit, le vice ou la vertu, il s’infiltre malicieusement et jongle entre menaces et opportunisme, entre peur et envie.

Huit clos revisité, ce Tartuffe Théorème bouscule les codes et dépoussière le genre par sa mise en scène léchée, ses lumières soignées et la partition d’ensemble de sa troupe. Diablement contemporain, le texte de Molière n’a jamais semblé aussi actuel et moderne sur la fascination et le pouvoir que quelqu’un peut exercer et jusqu’où il est prêt à vibrer sur nos névroses. Questionnant les abus de faiblesse, le consentement et le pouvoir de l’emprise, il laissera pour morale une énigme personnelle : qui du séducteur ou de sa victime est le plus trompeur ? Celui qui dupe, joue manipule ? Ou celui qui en chacun de nous de par ses blessures lui laisse la place de s’immiscer entre ombre et lumière ?

 

 


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