Les Filles du trois et demi : l’une, l’autre, toutes
- Écrit par : Christian Kazandjian
Par Christian Kazandjian - Lagrandeparade.com/ Les Filles du trois et demi nous plonge dans les bas-fonds la société mexicaine où le sordide côtoie l’amitié et la solidarité. Dans Huit et demi de Fellini, nous sommes témoins des fantasmes d’un cinéaste que ses amis veulent aider à sortir de son état dépressif. Avec Les filles du trois et demi on plonge dans les tréfonds de la misère intellectuelle et morale. Nous sommes au Mexique, à la frontière avec l’Eldorado que représentent les Etats-Unis. Deux femmes, dans les bas-fonds tentent de garder la tête hors de la boue. Elles usent de tous les « moyens » -vol, prostitution, dope- que laissent la société aux paumé(e)s pour survivre et élever leurs gosses. L’une va chez une voisine en quête d’une chambre, d’une ligne de coke, d’un peu de fric pour payer l’école du gamin qui s’envolera en stupéfiants. Elles s’affrontent dans un duel de commère à la langue acérée. C’est drôle parfois, mais le plus souvent on sent pointer, sous l’ironie ou la tendresse, l’inéluctable chemin vers un destin tragique. Dès la première image, le cadre du drame est planté. Une chambre sordide au désordre laissant deviner le dérèglement de la vie de la locataire, une chaise sur laquelle est assise une fille fardée, comme en attente du client. Ni l’une, ni l’autre ne cherche de faux semblants : elles sont deux épaves rejetées par la violence du courant qui porte les gagnants. Elles apparaissent dès lors comme profondément humaines, fragiles mais debout dans la tempête. Attachantes à la fin. Pour elles, pas question de compter sur les parents avec qui elles ont rompu. Alors on reprend langue avec un ex, jouant les michetons, ou avec la redoutable bande de Tijuana. On se retrouve donc au Trois et demi, un bouge où on espère lever un pigeon, un peu de poudre. Cela ne peut que mal finir. Et cela termine mal. Le texte de la pièce est du dramaturge mexicain Luis Enrique Gutiérrez Ortiz Monasterio (LEGOM). On imaginerait mal un auteur d’un des pays les plus violents et dangereux au monde contant fleurettes. Le langage est cru à souhait. C’est celui des petites gens, du peuple dont les deux filles sont nées. Le metteur en scène a choisi de leur faire débiter le texte à haute vitesse. C’est que ces femmes sont pressées, agressées par l’urgence de trouver des solutions. Elles ont comme la prémonition d’une mort imminente. Elles ont tant de choses à dire sur la société qui ne roule pas droit, sur les rapports biaisés entre les individus, fussent-ils de la famille. Dans ce tunnel sans issue autre que fatale, reste l’amitié, ce sentiment fortement présent malgré le déclassement et la mouise. A la fin l’Autre devient Une. Et arrive une Autre à la recherche d’une chambre, d’un peu de poudre, d’amitié peut-être. L’espace de la chambre s’élargit à mesure que la compassion puis la solidarité croissent : l’Une fait de la place à l’Autre. A la fin, la chambre s’est contractée autour de celle qui reste seule. Une fille, l’autre fille lit-on dans le programme ; elles n’ont pas de nom. C’est que ces femmes sont devenues interchangeables, rendues invisibles en tant qu’êtres. On peut les exploiter, les humilier, les tuer, comme le mettent en évidence les effroyables statistiques d’un pays où chaque année des milliers de femmes sont assassinées. Les filles du Trois et demi rappelle opportunément que les êtres humains ne sont pas des chiffres et des ombres sans identité.
Les filles du trois et demi
De LEGOM
Mise en scène : David Le Rheun
Avec Perrine Dauger, et Laure Portier et Marjorie de Larquier en alternance
Dates et lieux des représentations:
- Jusqu'au 29 janvier 2019 au Théâtre Le funambule (01 42 23 88 83), Paris 18e