Capharnaüm : le cri d’indignation bouleversant d’un enfant du Liban
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ Zain n’est pas bien né. Ses parents, ses frères et soeurs vivent dans un taudis dans lequel ils se sur-entassent ; l'enfant est condamné à ne pas aller à l’école car il doit travailler pour aider à nourrir la famille. La violence physique et les insultes sont tout le quotidien de ce garçon au courage aussi méritoire que la détermination ; son regard lucide sur le monde qui l’entoure, sa maturité précoce que la rigueur de son parcours lui a imposée en font un petit homme fascinant. Qui, pourtant, dans son entourage et son univers, pour déceler toutes ces qualités intrinsèques? Qui pour le consoler, lui tendre la main et lui offrir l’espoir indispensable à toute existence vivable?
Malgré sa corpulence frêle et ses journées de labeur harassantes, Zain prend soin de sa petite soeur Sahar dont il perçoit déjà toute la fragilité et le destin tragique…mais un jour l’inacceptable se produit, la misère pousse les adultes à sacrifier leur progéniture…Zain quitte le foyer familial sous le coup d'une colère tonitruante, et seul face à l’hostilité d’un monde indifférent et impuissant, erre jusqu’à croiser le chemin de Rahil, une jeune femme éthiopienne sans papier et son bébé Yonas…Une parenthèse tendre, malgré l’adversité toujours présente, qui ne dure pas et s’achève dans une prison.
La première séquence du film montre Zain, au tribunal, présenté devant le juge. À la question qu’on lui pose : " Pourquoi attaquez-vous vos parents en justice ? ", Zain répond : " Pour m'avoir mis au monde ! ".
Nadine Labaki raconte, au moyen d'une construction narrative ficelée avec pertinence et efficacité, le parcours d’un enfant sacrifié, en quête d'identité et qui se révolte contre la vie de résignation douloureuse qu'on cherche à lui imposer. De nombreuses scènes sont marquantes : l’entassement des détenus dans la prison, les jeux de guerre menés par les enfants dans les rues du quartier de Zain, l’épisode des règles de Sahar, celle du départ de cette dernière, Rahil-Fantine forcée de vendre ses cheveux pour se payer de nouveaux faux-papiers…) Accompagné d’une bande-sonore percutante qui restitue l’agressivité des bruits du quotidien (circulation, brouhaha de la foule…) et d’une photographie remarquable ( Christopher Aoun montre avec sensibilité et talent cet espace urbain chaotique - souvent filmé depuis le ciel où les toits côtoient des rhizomes complexes de fils électriques -, et sublime les visages et les corps des protagonistes dont chaque grain de peau, chaque regard, chaque inclinaison de tête bénéficie d’une toile de fond soignée), ce film terrasse par l’intelligence de son propos et l’interprétation bouleversante de ses acteurs.
Applaudissons d’abord la direction admirable de ces si jeunes comédiens : Zain Alrafeea est prodigieux en Gavroche libanais ; sa moue entêtée et son regard triste de gamin dur-à-cuire resteront longtemps en mémoire. Boluwatife Treasure Bankole, en petit Yonas, illumine autant qu’il fait saigner le coeur. Cedra Izam interprète Sahar avec un naturel saisissant. Yordanos Shifera incarne à merveille cette mère-réfugiée aimante dont la culpabilité est permanente ( de ne pas pouvoir envoyer de l’argent à ses parents au pays, de ne pas pouvoir offrir à Yonas une enfance sereine…)..A côté d’elle, Kawthar Al Haddad, Fadi Youssef, Alaa ChouchNiye interprètent en nuances délicates les adultes malveillants qui gravitent autour de Zain ; le danger guette à l’intérieur de leur regard ou du moins la faculté tout aussi inquiétante à accepter les compromis de la pauvreté, au delà de l’éthique.
Parti d’une idée originale dont la narration se veut une démonstration, Capharnaüm dépeint les Misérables d’aujourd’hui avec une sensibilité remarquable. Connue pour avoir rompu avec l’austérité du cinéma libanais et être le chef de file d’une nouvelle génération de réalisateurs ( dixit Christophe Leparc, directeur du Cinemed qui co-programmait au Diagonal l’avant-première du film avec le festival Arabesques), Nadine Labaki, qui joue dans le film le rôle de l’avocate de Zain, montre un visage du Liban qui malmène nos émotions mais qui n’exclue pas non plus des notes d’humour - la présence délicieuse de Cafard-Man et de son amie excentrique en sont une preuve tordante- et prouve la volonté d’ouvrir sur des notes d’espoir et de chaleur même les sujets les plus préoccupants et douloureux. La dernière image du film est d'ailleurs une raison suffisante et lumineuse d'avoir envie de se battre…
A voir absolument…parce qu’être spectateur de films intelligents et engagés est aussi une manière de signifier son refus des injustices et des malversations de notre monde!
Capharnaüm
Date de sortie : 17 octobre 2018
Durée : 2h 03min
De Nadine Labaki
Avec Zain Alrafeea, Nadine Labaki, Yordanos Shifera, Boluwatife Treasure Bankole, Kawthar Al Haddad, Fadi Youssef, Cedra Izam, Alaa ChouchNiye
Compositeur : Khaled Mouzanar & Georges Khabbaz
Directeur de la photographie : Christopher Aoun
Production : Mooz Films
Coproduction : Les Films des Tournelles, Louverture Films, Open City Films, Boo Films
Exportation/Distribution internationale : Wild Bunch
Distributeur France : Gaumont Distribution
Vu en avant-première au Cinéma Diagonal - Montpellier le mardi 18 septembre 2018
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