« La récréation est finie » : Conflit de génération ou La conjuration des érudits
- Écrit par : Guillaume Chérel
Par Guillaume Chérel - Lagrandeparade.com/ E pericoloso sporgersi, était-il écrit en italien, dans les trains, au milieu des années 70/80. Il est dangereux de se pencher au dehors. Ce pourrait être le titre du deuxième roman, traduit en français (excellemment par Vincent Raynaud), de Dario Ferrari, dont on est pas surpris d’apprendre qu’il a étudié la philosophie à Pise, où il a obtenu un doctorat. Il connait bien le monde universitaire, en Toscane, où il est né, à Viareggio, comme Marcello, son double romanesque.
La récréation est finie raconte l’histoire d’un étudiant (trentenaire) qui semble se complaire dans la procrastination : « Certains choix conditionnent toute une vie et, jusqu’à présent, j’ai toujours eu tendance à faire ces choix-là au hasard. Si j’avais dû prendre la même décision cinq minutes plus tard, j’aurais facilement pu faire tout le contraire, et je ne crois pas avoir affronté un moment crucial de mon existence armé du moindre début de réflexion ni disposé à me fixer des objectifs, à long ou même à moyen terme. Le plus souvent, je m’efforce de ne rien faire et de tout remettre à plus tard, jusqu’au moment où, toutes les possibilités envolées, je peux regagner mon cocon d’inefficacité et m’y abandonner. Autre option : je cède à l’inertie et constate que j’ai fait quelque chose sans l’avoir jamais vraiment décidé, blotti dans une rassurante cocagne d’irresponsabilité. »
Dilettante, Marcello se satisfait de petits boulots, pour échapper à un avenir tout tracé (son père tient en café). Peu ambitieux, ou lucide sur ses réelles capacités intellectuelles, c’est sans illusions qu’il tente décrocher une bourse de doctorat (en lettres). A sa grande surprise, grâce à la défection d’une étudiante plus brillante que lui, il l’obtient. L’aspirant chercheur se voit alors confier, par son mentor, l’étude de l’œuvre de Tito Sella, un apprenti terroriste (régional) des « années de plomb », vite arrêté et condamné à perpétuité. Décédé en prison, il a publié divers écrits, dont sa prétendue autobiographie, « La Fantasima », un manuscrit perdu et fantasmé. Marcello a enfin un but dans sa vie. Plus fin qu’il en a l’air, sa description des arcanes du microcosme universitaire est « jubilatoire » (excusez l’expression trop souvent utilisé pour des textes décevants, mais là, c’est le mot). C’est à la fois drôle et pathétique, tant les egos sont surdimensionnés. Il faut beaucoup de lucidité pour relativiser, comme ils le font (Dario, l’auteur, et Marcello). Ce n’est pas un hasard si les noms d’Oblomov et d’Umberto Ecco sont invoqués. Il y a presque autant de personnages que dans un roman russe, désespéré, et l’érudition modeste et détaché d’un maestro revenu de tout.
Deux histoires se tissent en parallèle. D’une part, la vie quotidienne du dit Marcello, et de son groupe d’amis – aussi puérils et alcoolisés que lui – dans une petite ville de province (d’où le complexe de classe qui en découle), ainsi que sa découverte des luttes de pouvoir entre hommes de lettres. D’autre part, celle de Tito Sella (sorte de Cesare Battisti qui ne serait pas échappé), et l’identification progressive du jeune homme à cette figure du passé politique des années 70-80), qui l’interrogent sur sa propre génération : qu’aurait-il fait à sa place ? Et que fait-il de sa vie aujourd’hui, lui qui est déjà trop vieux pour aller danser en boîte au milieu des « millenials », ou génération X, Y, Z, mais trop jeune pour être pris au sérieux par les « boomers ». Peu à peu, au long de ses recherches qui le mènent à Paris, qui fut une terre d’accueil pour les ex-Brigades Rouges, ou apparentés, sous Mitterrand, il est mue par une forme d’empathie et d’admiration pour ce terroriste-écrivain.
La récréation est finie est d’une grande intelligence, et d’une belle subtilité narrative. En retraçant le parcours de deux jeunes insatisfaits, de deux « générations perdues », de deux époques diamétralement opposées (le radicalisme a laissé place à l’aquoibonisme, pour résumer), sous l’apparence de légèreté, Dario Ferrari soulève de multiples questions fondamentales, non seulement politiques mais aussi sur le sexisme, la parité, l’amour, l’amitié, les obligations sociales, familiales, les apparats universitaires et politiques… Le style coule de source, malgré la complexité des concepts et des sentiments décrits. La partie flash-back, sur les années de plomb, est plus grave, moins enlevée, et pour cause.
Si Marcello ne cesse de se sous-estimer, de manière faussement modeste, ou par cynisme : « Dans ma vie, je n’ai jamais pris aucune décision importante de manière consciente, constate-t-il. Ce qui a provoqué mes actions, c’est toujours une combinaison de hasard, d’inertie et d’abandon inconditionnel à des circonstances extérieures. Il en est allé de même avec mon doctorat ». Dario, son créateur, sait très bien ce qu’il a fait. C’est un faux candide. En feignant de ne pas maîtriser les codes, et les enjeux, du monde universitaire, aux mains des derniers soixanthuitards, et/ou « gauchistes », il pose la question de l’engagement. Jusqu’où peut-on aller pour ne pas perdre son âme ? En s’interrogeant sur la posture, en société, il ironise sur l’imposture de certains gourous ex-maoïstes, trotskistes et autre cryptocommunistes. A Calvino, qui disait que parfois on se sentait « incomplet », alors qu’on était simplement « jeune », il répond qu’on se croit souvent trop jeune, alors qu’on est tout bonnement incomplet. C’est un roman-miroir, de plus de 400 pages multifacettes, qu’il nous tend. N’est-ce pas le rôle de tout bon philosophe qui se respecte ? Ce livre nous invite à nous interroger sur nos propres vie. S’engager ou ne pas s’engager ? Jusqu’où ? Et quoi bon cultiver son jardin, si c’est pour l’admirer seul, hors du monde et de ses semblables ?
La récréation est finie
Editions du Sous-sol
Auteur: Dario Ferrari
Taduit de l’italien par Vincent Raynaud
443 pages
Prix : 22 €
Parution : 21 août 2025