Epictète : un ensemble de solutions d'une pertinence indémodable à un drame permanent
- Écrit par : Catherine Verne
Par Catherine Verne - Lagrandeparade.fr/ Attention: vieux bouquin! Et encore, "bouquin"... Plutôt: transcription des enseignements oraux d'un philosophe. Non que la chose remontât à un âge anhistorique ignorant l'écriture, mais Epictète, l'auteur, ne laissait pas de notes de ses entretiens. Heureusement qu'il y avait en ce temps-là déjà des disciples bien inspirés d'en conserver une trace écrite. Laquelle n'a pas péri dans les flammes d'un incendie fortuit ou fini avec des vielleries dispersées sans état d'âme, un jour de ménage anodin comme le vôtre ce dimanche dans le garage, au caniveau -qui n'avait pas encore été inventé, certes. Tout cela pour prévenir qu'il y a un monde autour de ce bouquin...
Epictète d'abord, qui a eu la bonne idée de constituer une école philosophique au premier siècle après Jésus-Christ, dans un contexte quand même assez critique pour inciter les meilleures volontés à trouver aux autres dépressifs des pistes de salut; Arrien, l'élève soigneux et ordonné, le bras de la providence qui archiva ses notes pour nous les transmettre; l'expert Jérôme Souilhé qui les a traduites - oui, un peu plus le présent vieux bouquin était en caractères grecs; Amand Jagu, le prêtre et docteur en philosophie qui a contribué à la première édition; l'éditeur de Gallimard qui a jugé pertinent de nous reservir vingt-et-un siècles après, les morceaux choisis des entretiens. Donc ça a un peu tout du téléphone arabe, cette longue histoire-là, mais c'est quand même un bon vieux bouquin de sagesse grecque. Enfin grecque! stoïcienne pour être exact. Là il vous faut le dico pour éclairer le gros mot, ou vos propres notes de BAC enfouies au garage sous une tonne de pokémon, vos premiers patins à roulettes et le Bailly rongé par les mites. N'importe quel journal a déjà perdu 99% de ses lecteurs à ce stade de la chronique, mais pas lagrandeparade! Tout le monde ici sait très bien ce qu'est le Stoïcisme grec. Bah, si. Qui n'a pas admiré en mode béat la sagesse génialissime de Marc-Aurèle dans "Gladiator" en DVD, l'empereur pote de Russel Crowe et la plaie viscérale du patricide Joachim Phenix? Parfaitement on a les références de son temps. On est moderne, on assume. Bien sûr on a aussi lu les Stoïciens, dans le texte. Alors ce vieux bouquin ne nous apprendra rien? Serait-ce du réchauffé, avec un titre alléchant focalisant l'attention sur la conduite à tenir en présence de tyrans? Attention: la dite conduite est stoïcienne. Donc la solution recommandée ici est autrement raffinée que les descendre à la cave, qui est, il faut bien se l'avouer, le secret et immédiat mouvement sanguin de tout non-stoïcien un tantinet exaspéré par la prolifération persistante des dictateurs. Autour de la question cruciale, des extraits exposent l'avis d'Epictète sur plusieurs thèmes généraux propres au courant philosophique: la vanité des arrivistes, l'apparence trompeuse des mondains, la raison d'origine divine en l'homme, l'apathie comme règle face à l'adversité, la liberté inaliénable d'user de ses représentations. La liste évoque la table des matières d'un vieux bouquin, certes. Mais alors... qu'est-ce qu'il est d'actualité! Il aborde des questions hélas encore en vigueur. A se demander s'il a été tant lu que ça depuis tout ce temps! On fait les malins, les petits connaisseurs calés en grec ancien, on a lu, annoté, transmis, offert à Noël aux neveux bacheliers tout le stoïcisme relié, mais est-ce qu'on applique un chouia de l'enseignement sage en question? Parce que les tyrans du genre qu'Epicète dénonce, lui-même affranchi d'années d'esclavagisme puis exilé parce que les rumeurs stoïciennes contrariaient la sérénité du projet tyrannique de Domitien, ils ont traversé les âges comme les notes d'Arrien. Et avec la même simultanéité fulgurante semble-t-il. A croire que les voies empruntées par la vertu sont l'objet de covoiturage joyeux avec le vice: tout le monde embarque pour la postérité, les méchants aussi. Il doit donc circuler un vieux manuel à l'usage du tyran débutant, un enseignement complet avec stages, tutos et forums où d'anciens élèves parrainent et bizutent la relève. Ce ne serait pas surprenant, vu la résistance de l'espèce "tyrannie" à tout protocole théorique de dératisation. Promis, dès qu'un exemplaire du cours des tyrans en dix leçons est publié, lagrandeparade vous le chronique à la une. Quoi qu'il en soit, rien de bien nouveau dans la guerre du bien contre le mal: les tyrans sont toujours légion et les gentils cherchent comment s'en débarrasser. Voilà pourquoi il faut voir le présent ouvrage comme un ensemble de solutions d'une pertinence indémodable à ce drame permanent. C'est souvent comme ça avec les vieux bouquins quand ils sont bien, mais alors très bien faits. Ils traversent les âges sous le bras d'un disciple, voyagent dans les plis d'une toge de doctorant en philo, transitent par le bureau d'un hélléniste hors pair et d'un éditeur averti, pour finir dans vos mains, veinards. Et ne venez pas vous plaindre, on vous verrait bien, en pleine chaleur méditerranéenne, suivre Epictete en train de commenter Zénon dans l'enceinte de son école à Nicopolis, le stylet et le marbre en poche pour nous ramener ces pépites inestimables en sténo. Vieux bouquin! Et ce garage à vider, on s'y met quand en passant? Toute vieillerie n'est pas bonne à garder. N'est pas stoïcienne qui veut. Au boulot, les mimines, on remonte les manches pour le tri de printemps. Ah! c'est facile de répondre "elles sont occupées à re-lire Epictète." Si c'est pour une aussi bonne cause, ça ira pour cette fois, mais vigilance! on a les tyrans qu'on mérite.
De l'attitude à prendre envers les tyrans
Auteur: Epictète
Editeur: Folio
Parution: 17 mars 2016
Prix: 3,50 euros