Charlotte : un très beau poème en prose aux allures de didascalies
- Écrit par : Catherine Verne
Par Catherine Verne - Lagrandeparade.fr/ Troublant portrait que celui peint ici par David Foenkinos, frais comme les dessins de la femme peintre que Charlotte Salomon voulait devenir. C'est une histoire de souffle. Du premier. Du dernier. Et entre, toutes les formes de souffle, du soupir étranglé au cri retenu, du chuchotement des corps à leur chute ultime et silencieuse, de la jouissance muette au sanglot rentré. Car il est question de son, de musique même, celle de Schubert, et de voix, celle dont les personnages du professeur de chant et de la cantatrice explorent l'insondable virtuosité. Il est question, en somme, dans toute la gamme, de respiration.
Celle de David, celle de Charlotte. Celle de la première Charlotte reprise par la seconde. Celle de la seconde, succession d'apnées créatrices. David les raconte, le souffle souvent coupé. D'où le rythme syncopé du récit. C'est que la forme ici porte en creux l'évanescence du souvenir, de l'ébauche, de la reconstitution biographique. Le souffle court, David a suivi l'itinéraire européen de son héroïne pour en mettre en scène la biographie, de Berlin à Nice et d'école en camp de déportation. L'écriture est une respiration heurtée ou ralentie par l'émotion. Une respiration qui a des larmes dans la gorge. C'est que David sait que Charlotte a, jusqu'à son dernier souffle, souffert. L'horizon de sa ligne romanesque est empreint de la mélancolie qui devait coller à la peau de son héroïne. Qui nous colle aux doigts en tournant les pages. Charlotte a souffert. De tout ce qui menace la fraîcheur des jeunes filles quand elle éclate ingénue et le talent des femmes artistes quand il ignore les frontières politico-ethniques. Charlotte est un souffle commencé seulement. Dont David peine à refermer la plaie qui l'inspire. "Vie? Ou théâtre?" donnait Charlotte pour titre à son oeuvre autobiographique. David n'a pas choisi pour elle et restitue l'ambivalence de ce titre emblématique : les personnes qu'elle a connues sont ici à l'occasion présentés comme de vrais personnages dramatiques, tandis que le souffle de la vie traverse telle une palpitation sourde chaque anecdote reconstruite par le romancier. Emouvant hommage que ce très beau poème en prose aux allures de didascalies. Quand le rideau tombe, on a envie d'applaudir. Et puis on rentrerait chez soi. Reprendre son souffle? Alors on se rappelle que tout cela a eu lieu. Que Charlotte est l'histoire particulière d'un destin, comme tant d'autres, singulier. Tout cela, l'exclusion, le suicide, l'errance d'un pays à l'autre, l'humiliation, l'assassinat, tout a eu lieu. Quelque part, pour de vrai. Que de partout même, en tout temps, de très jeunes Charlottes enceintes ont été fauchées par l'Histoire. La grande. Celle qui gueule sa loi, sa haine, son obscènité en larsen. Rien à voir avec la petite, frêle et capable de génie, aux accents muets comme les douleurs vives. La respiration de celle-ci, incarnée par Charlotte, se suspend sans prévenir, comme elle est venue au monde, et sans bruit non plus. Reste l'éclat de son écho, une sorte d'empreinte douce et remarquable, comme la buée dansante sur les vitres chez Charlotte l'hiver. Une trace en somme. Mais quelle trace que celle que laissent à jamais les voix douces! Aristote disait: "la voix est la chair de l'âme". Cet ouvrage biographique est un livre à écouter plus qu'à lire: dans le silence attentif, on entend Charlotte respirer. On y voit -pardon on y entend- un adorateur venu dire bonjour, en même temps qu'aurevoir de la main, à l'admirable artiste assassinée qu'il ne pourra jamais croiser de son vivant. Joli signe décidément. De ceux que déposent les très belles âmes, sur la vitre givrée, en passant. A suivre.
Charlotte
Auteur: David Foenkinos
Editeur: Folio
Parution: 2 mai 2016
Prix: 7,10 euros