Baptiste Chouët et Marianne : "Mais au fond, derrière son buste majestueux, qui sait ce qu’elle pense vraiment ? "
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ Après une formation à l’Institut supérieur des Arts appliqués de Nantes, Baptiste Chouët devient dessinateur de presse pour différents journaux tels qu'Ouest France. Il co-dirige en outre Babel Arts, une agence de création graphique créée en 2007. En ce début d'année 2018 vient de paraître son premier ouvrage édité : Le journal de Marianne. De quoi est-il question?
Tout débute le 21 septembre 2015 ; Marianne, du haut de ses 223 ans, n'est pas très en forme. Tout le monde a oublié son anniversaire et perturbée au plus haut point par les attentats de janvier 2015, elle souffre d'insomnies de plus en plus fréquentes. Alors, naturellement, dans son journal, elle commente son actualité et retrace les grands événements de 2015-2017...
Quelle idée pertinente que ce journal assurément! Baptiste Chouët nous fait entrer dans les méandres existentiels d'une jeune femme sur les épaules de laquelle repose une pression monstre quand on y réfléchit bien! Alors, oui, elle traverse une crise mais en tant qu'incarnation de la République et de la Patrie des droits de l'homme, on peut comprendre que son optimisme se soit émoussé et que le doute la dévore. Elle a besoin d'aide Marianne...alors il y a bien les potes-figures symboliques des autres pays qui l'entourent pour écouter ses confidences, Victor Hugo, Dieu même... mais peut-être que nous, lecteurs, on pourrait l'aider un peu aussi, non?
Séduit autant par la forme que par le fond de cet ouvrage aussi contemporain, drôle qu'intelligent, l'on avait envie d'échanger avec son démiurge! C'est chose faite!
Quelle a été l’impulsion de ce travail? Les attentats du Charlie? Les Nuit Debout? L’envie d’exprimer votre vision actuelle de la France?
En vérité, ce travail vient de loin. J’ai depuis longtemps l’idée de faire parler Marianne. On la connait tous, elle est l’incarnation de notre République. Mais au fond, derrière son buste majestueux, qui sait ce qu’elle pense vraiment ? L’attentat de Charlie a sans doute eu pour effet de me décider : on a beaucoup parlé de la question républicaine à ce moment là. Marianne en a été très touchée. Mon projet arrivait à maturité.
....ou bien le désir de comprendre pourquoi le politique et la politique ont si mauvaise presse aujourd’hui?
Aussi ! Notre monde change, le rapport des citoyens à la politique aussi. Le livre commence d’ailleurs sur la solitude de Marianne. Elle se sent loin de son peuple (notamment les jeunes, de moins en moins intéressés par elle). Loin des politiques, aussi. Eux ne changent pas et semblent déconnectés. Marianne en souffre, elle voudrait comprendre.
Choisir Marianne comme personnage principal n’est pas anodin : elle incarne la société française…En quelques adjectifs, comment la présenteriez-vous à nos lecteurs?
Déboussolée, orgueilleuse, exigente, paradoxale. En un mot : compliquée! Elle est pleine de contradictions : elle doute beaucoup, et en même temps, a une certaine idée d’elle-même. Elle n’est pas n’importe qui. Ce rôle qu’on lui a attribué pèse sur ses épaules. Elle en est très fière, mais ne se sent pas à la hauteur.
On imagine que vous avez réfléchi longtemps à la manière de la représenter : le regard espiègle, le bonnet phrygien toujours sur la tête et une bretelle toujours décrochée laissant apparaître un sein...Marianne c'est volontairement l'incarnation de la femme libre aussi?
Absolument. C’est une liberté presque plus naturelle que militante. Elle a le sein à l’air parce qu’elle a cassé sa bretelle et qu’elle s’en fout. Elle a la flemme de la réparer. Elle est parfois dans son monde, c’est une idéaliste. Ses copines lui font remarquer que ça ne se fait pas trop, de se balader le sein à l’air. Mais rien à faire : Marianne s’en fout. A la fin du récit, elle a comme une prise de conscience sur la porté symbolique de ce sein nu. Sur ce qu’il dit d’elle, de sa personnalité. Derrière le naturel, elle prend cette incarnation très au sérieux.
[bt_quote style="default" width="0"]Elle a le sein à l’air parce qu’elle a cassé sa bretelle et qu’elle s’en fout. Elle a la flemme de la réparer. Elle est parfois dans son monde, c’est une idéaliste. [/bt_quote]
Diriez-vous que vous souhaitiez dépoussiérer son image? que vous vouliez lui rendre justice en lui ôtant toute l’idéologie d’extrême-droite que la politique a fini par lui affubler?
Totalement ! Même si je pense que Marianne fait partie des rares personnages nationaux relativement épargnés par cette récupération. Mais oui, c’est un thème qui me tient à coeur. Nos symboles nationaux ne sont pas la propriété des réactionnaires, qui ne regardent que vers le passé. C’est valable pour tous les grands noms de l’histoire de notre pays, et encore plus pour Marianne puisque c’est la République. Marianne appartient à tous les Français. Il est d’ailleurs absurde de voir parfois l’extrême droite revendiquer des symboles hérités de la révolution, alors que les valeurs qu’elle représente sont à l’opposé des siennes.
Aujourd’hui, les Français hésitent à s’emparer des symboles nationaux, de peur d’être jugés et assimilés aux mouvements les plus conservateurs. Ça devrait être tout l’inverse : le meilleur moyen d’apporter un vent de fraîcheur sur le pays, c’est que les jeunes générations s’approprient ces symboles, ces histoires - leur Histoire, avec un regard nouveau.
[bt_quote style="default" width="0"]Aujourd’hui, les Français hésitent à s’emparer des symboles nationaux, de peur d’être jugés et assimilés aux mouvements les plus conservateurs. Ça devrait être tout l’inverse : le meilleur moyen d’apporter un vent de fraîcheur sur le pays, c’est que les jeunes générations s’approprient ces symboles, ces histoires - leur Histoire, avec un regard nouveau.[/bt_quote]
On croise également les amis de Marianne, Europe, John, Flandra, Wallonia, Germania…Toutes ces allégories personnifiées sont attachantes parce que vous ne les jugez pas…Finalement, à l’échelle de l’Histoire, elles sont encore jeunes ces républiques, c'est bien ça?
Oui, d’ailleurs, les représenter comme des jeunes femmes - ou jeunes hommes - permet de leur conférer une certaine humilité : elles ont bien peu de certitudes, nos Républiques. Certes, elles sont issues de vieilles familles, qui se connaissent bien. Nos vieux pays sont très orgueilleux, mais ils n’en sont que plus démunis face aux bouleversements actuels du monde. Europe, John… Tous les personnages prennent leurs rôles très au sérieux et se sentent un peu perdus.
D’un point de vue technique, comment s’est créé ce journal? Avez-vous compilé une liste de thèmes et d’évènements essentiels - sur lesquels vous vouliez parler et avez ensuite cherché comment les aborder par le prisme des aventures quotidiennes de Marianne…. ou bien des séquences plus ou moins drôles vous sont venues à l’esprit et vous les avez ensuite reclassées de manière chronologique?
Un peu des deux : il y avait deux trames narratives à superposer.
D’abord, le récit devait reprendre le déroulement chronologique des évènements de 2015 à 2017. L’exercice relevant d’une sorte de portrait de la France sur ces dernières années, j’avais assez peu de libertés là dessus : l’humeur et les pensées de Marianne évoluent au rythme de ce qui se passe dans le pays.
Ensuite, il y a le portrait de Marianne, et ses aventures. « L’histoire dans l’histoire », en quelque sorte. J’avais effectivement une liste de thèmes que je souhaitais développer, comme ses questionnements sur son identité, sur son lien avec son peuple, etc… Des questions très actuelles, au coeur de la République. Il fallait trouver le bon moment pour l’évoquer, en cohérence avec son actualité. Il y a aussi des thèmes plus intimes au personnage : sa solitude, le poids de sa fonction, son rapport avec les autres personnages. Là on sort de la Marianne républicaine et de l’histoire nationale pour arriver sur Marianne la jeune femme, l’allégorie qui, au fond, souhaiterait être une « meuf » comme les autres, sans ce poids qui pèse sur ses épaules. Des petites scènes me venaient régulièrement à l’esprit, et je les dispatchais à divers moments du récit. Le tout était de conserver un rythme équilibré entre saynettes et pages de son journal, moments intimes et actualité nationale, etc.
L’idée de présenter cette histoire sous la forme d'un journal vous est-elle venue immédiatement?
Oui, c’est l’idée initiale. Je voulais faire un vrai travail sur le personnage de Marianne, son ressenti, raconter la situation du pays à travers ses yeux. Quoi de mieux qu’un journal intime ?
Parlez-nous des quatre pages où l’on se promène dans l’identité de Marianne…comment sont-elles nées?
C’est une thématique que je souhaitais aborder de façon centrale, car elle me semble essentielle.
Il y a en France une forme de tabou sur ce sujet. Longtemps refoulé, il est revenu brutalement sur le devant de la scène ces dernières années, de la plus mauvaise des manières : obsession d’une identité « fermée », repli sur soi, etc.
Il était naturel que Marianne, qui se questionne beaucoup, s’y trouve confrontée, sous la forme d’une exploration de son journal intime : hésitante au début, elle se familiarise peu à peu avec cet outil ; elle rentre dedans, prend ses aises, dessine davantage : ses rêves, ses angoisses, ses représentations. Et de dessin en dessin, nous voilà embarqués avec elle dans son identité : un univers foisonnant, en perpétuel mouvement. C’est un petit voyage initiatique au cours duquel elle retrouve Victor Hugo, un de ses mentors.
L’identité républicaine, et par extension l’identité française, est une construction assez abstraite mais passionnante, qui ne devrait pas être un tabou, mais au contraire, un laboratoire.
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L’ouvrage mélange des planches de bd, des dessins type presse, des pages écrites à la main…vous aviez besoin d’une forme très libre pour pouvoir exprimer la personnalité de Marianne, c'est bien ça?
Oui, il s’agit de dévoiler la personnalité de Marianne. Les planches de BD permettent d’observer Marianne « en direct » dans l’actualité, à travers des scènes de vie avec ses amis.
Les pages de son journal sont plus libres. Le trait est différent car c’est celui de Marianne. On y trouve des textes, quand elle se raconte et note ses humeurs ; on y trouve également pas mal de dessins. C’est la partie la plus libre du livre : Marianne est une créative, une rêveuse. Elle a également un côté auto-centrée (elle est française !) et se dessine beaucoup. Ses autoportraits rendent compte de son état d’esprit du moment.
« Quand on cesse de susciter des vocations républicaines, ne restent plus que les vocations de pouvoir. » « Sans transcendance collective, les desseins personnels prennent le dessus. » Les aphorismes sont fréquents dans votre écriture…Est-ce une tendance naturelle? ou est-ce une manière de faire parler Marianne qui est tout de même l’incarnation de la République et doit se gausser d’un peu de solennité verbale?
Disons que c’est venu naturellement, mais que ça colle bien à l’exercice auquel se livre Marianne, en écrivant son journal : elle cherche des clés. D’où sa tendance à écrire sous forme de pensées très courtes. Ce sont comme des pistes à explorer, des notes à elle-même. Elle n’en finit pas de se chercher. Malgré ses 225 ans, c’est une jeune femme très compliquée. Elle essaie de se donner des certitudes, de tirer des enseignements, d’avancer.
« Rien n’est jamais fini, il suffit d’un peu de bonheur pour que tout recommence. » (Emile Zola). Serait-ce une bonne manière de conclure? Est-ce, finalement, votre souhait le plus cher dans cet album? Espérer que la France et les français retrouvent la foi en l’avenir? La marque d'un être optimiste?
Oui. Marianne vient de passer deux années éprouvantes. Elle est un peu paumée, mais bien décidée à ne pas se laisser aller. Il n’y a pas de fatalité. Plus que tout, elle souhaite renouer avec les Français, pour retrouver foi en l’avenir. Elle est fragile mais combattive, elle ne baisse pas les bras. Aidons-là :).
Le journal de Marianne
Editions : Marabout
Auteur : Baptiste Chouet
Parution: 17 janvier 2018
Prix : 17,95€
©LE JOURNAL DE MARIANNE, B.Chouët aux éditions Marabout