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BD : Mirage d’une île ou Tristes Tropiques - les cocotiers qui cachent la réalité

  • Écrit par : Guillaume Chérel

dargaufPar Guillayme Chérel - Lagrandeparade.com/ En 1962, Antoine de Caunes (8 ans), voit son célèbre père, Georges de Caunes, partir pour vivre une aventure solitaire sur une île déserte, Eiao, située aux Marquises. En réalité, il n’est pas seul, puisqu’il part avec son chien, Eder (qui manque y laisser sa peau), et une radio destinée à raconter sa vie de Robinson Crusoé des temps modernes.

En 2025, à plus de soixante-dix ans, il se souvient ce qu’il a ressenti et le raconte, dans « Il déserte » (titre qui dit bien sa blessure), en s'inspirant des chroniques diffusées par son père, et du journal intime, dont la maison d’édition (Dargaud) a tiré un fac-similé magnifique. En effet, il reproduit le journal de bord de ce grand reporter, vedette de télévision, dont l’écriture es aussi illisible que celle d’un médecin. Antoine confesse d’ailleurs n’avoir pas lu ces confessions intimes avant de nombreuses années. Il en a tiré un récit mélancolique qui mêle humour (spécialité de la maison) et réflexion sur les rapports père-fils, dans les années 60-70.

A l’époque, les pères, dont la pudeur était la règle, laissaient l’éducation des enfants aux mamans, trop occupés qu’ils étaient (sic !) par leur travail ; en l’occurrence par leur ego. En bon enfant du rock, et de la télé, qu’il est, Antoine même devenu « vieux », ne peut pas l’écrire. La vérité, c’est que celui qui prétendait mener une vie d’aventurier, au lieu de se contenter de suivre les vrais baroudeurs-bourlingueurs du moment, tels Paul-Emile Victor (dit PEV) et Joseph Kessel, ou Alain Bombard (connu pour avoir traversé l’Atlantique dans un bateau pneumatique, en 1952), voulait « faire parler de lui, sous prétexte de « revenir à l'essentiel ». Ses exploits n’ont d’autre but que d’être mis en page dans Paris Match.

Georges, l’homme de plateau télé (c’est l’époque de « Cinq colonnes à la Une », et des grandes heures de l’ORTF), ambitionnait de vivre « la vie d'un naufragé. Il entendait vivre une aventure, pour « ressentir son désespoir, sa solitude et se confronter à la nature, aux éléments.», oubliant que c’est un citadin, vivant une confortable existence bourgeoise, il semble découvrir que les moustiques ça pique, que le soleil chauffe et que les bestioles des îles sont loin d’être hospitalières. Koh-Lanta avant la lettre… Très vite, il suffoque, dort mal, s’échine à faire pousser d'hypothétiques légumes, sur une terre sèche, pas faite pour ça (ça se saurait). Il survit en mangeant des moutons, tués à la carabine, qui pullulent sur l’île.

L'expérience en immersion se révèle une galère sans nom. Le soir, il raconte une autre histoire à la radio, diffusée en France, dans les chaumières, il édulcore. En réalité, il s’épuise physiquement et moralement. Pendant ce temps-là, au fond de son lit, Antoine imagine des attaques de pirates féroces. Il angoisse : « On communiquait chacun sur notre îlot de solitude », résume-t-il. Au bout de quatre mois, à bout de forces, amaigri, Georges de Caunes est rapatrié sur ordre d'un médecin. C’est un fiasco.

Plus de soixante ans après, Xavier Coste, l’illustrateur, et Antoine de Caunes tirent de cette aventure un album magnifique et touchant. En puisant dans ses souvenirs, les retranscriptions des émissions de radio, et du journal qu'il a tenu, le récit alterne entre la parole du père, qui dépeint son quotidien, et celle du fils, qui témoigne de son ressenti. Les couleurs sont superbes. Les anecdotes un peu répétitives mais ça ne gâche rien. Les visions oniriques dépeintes par le dessinateur rendent justice au cauchemar qu’a du vivre Georges de Caunes, surtout la nuit. Car, ce qu’il ne savait pas, c’est que l’île de Eiao était hantée. Les locaux ont eu beau le prévenir à son arrivée, il n’y a pas cru. Mal lui en a pris. Il a été puni par sa naïveté, son arrogance. Lui aussi a failli y laisser sa peau, après que son chien soit à moitié éventré par un cochon sauvage. Vraiment pas de quoi se vanter. Tout est paradoxal : vouloir vivre seul, tout en étant écouté, pour être admiré. Le contraire de l’humilié. La sanction, c’est l’humiliation.. Qui ne dure pas, puisque l’essentiel est de faire parler se soi (on ne disait pas encore faire le buzz, il aurait eu un smartphone, c’eut été en direct-live sur les réseaux sociaux).

Néanmoins, certaine doubles pages sont spectaculaires. Le trait, rehaussé de couleurs lumineuses, de Xavier Coste, se prête bien au décor écrasé de soleil, le jour, et d’entités bruyantes, la nuit, sous la voute étoilée. « Il déserte » demeure, avant tout, une belle déclaration d'amour et d'admiration d'un fils à son glorieux père – dont la devise était : « Dans la vie, il est plus important de partir que d’arriver » - qu’il aime malgré ses défauts (et son égocentrisme), comme ce fut sans doute le cas de sa mère, Jacqueline Joubert, une célèbre speakerine, devenue productrice (de 1949 à 1967). Le manque et la douleur sont toujours là, mais elles s’expriment enfin grâce à ce beau livre, en forme de thérapie.

Si papa de Caunes était dans le « non-dit », fiston dans le « trop-dit » (il a longtemps paré à la vitesse d’une mitraillette), ils ont un point commun, c’est l’aisance verbale et le sens de l’originalité, de la singularité. Antoine, c’est le Vendredi de son Robinson de père. Ça, c’est dit.

Escales en polynésieDes îles Marquises, passons à d’autres iles de Polynésie contemporaine, fort éloignée des poncifs européens. L’ex-navigateur Titouan Lamazou a dessiné une fresque vibrante, à la fois réaliste et onirique, une fois encore, du territoire où il a choisi de faire une longue escale, après quarante ans de voyage, en mer, et sur terre. Grâce à sa fille, Zoé, qui a recueilli la parole des habitants, il rappelle que cette partie du monde, qui ressemble au paradis, est peuplé d’êtres humains qui tentent de rester proches des vraies valeurs du « Vivant ». Là aussi, le trait est précis, coloré, poétique. Titouan au portrait. Zoé au fond de l’âme. Tous les intervenants témoignent d’une relation traditionnelle à la terre, à la mer et au ciel, réinventée face à une colonisation aux multiples visages.

Père et fille, cette fois, nous invitent à une odyssée à travers cinq archipels et leurs myriades d’îles : Marquises, Tuamotu, Gambier, îles de la Société et îles Australes. « Escales en Polynésie », c’est trois années de voyage, en images et en mots. Certaines doubles pages sont comme des tableaux à la Gauguin. On comprend pourquoi Stevenson, Jacques Brel et Marlon Brando se sont laissé prendre.

Il déserte : Georges ou la vie sauvage 
Editions : Dargaud
Auteur : Antoine de Caunes
Scénario et dessins : Xavier Coste
208 pages
Prix : 30 €, Dargaud


Escales en Polynésie
Editions : Au vent des îles
Auteurs :  Titouan Lamazou et sa fille Zoé
290 pages
Prix : 38 € 


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