Je change de file : la lettre persane de Sarah Doraghi
- Écrit par : Guillaume Chérel
Par Guillaume Chérel - Lagrandeparade.fr/ C’est Isabelle Nanty qui, détectant un talent certain pour la comédie chez la journaliste Sarah Doraghi, l'inscrit d'autorité au Cours Florent, avant de lui annoncer : « Tu as deux mois pour écrire un spectacle : j'ai déjà réservé la salle. » Cette salle, c’est le Lucernaire où elle s’est lancée avec courage dans la cage aux fauves, depuis le 10 juin jusqu’au 27 août. Et le moins que l’on puisse dire c’est que c’est une réussite : la salle est comble.
Passé l’effet de surprise et de curiosité (la dame est surtout connue pour montrer sa bobine à Télématin », sur France 2, ou elle présente des chroniques culturelles), le public est conquis. Sarah Doraghi démarre au diesel, doucement mais sûrement elle raconte comment, à 10 ans, elle a dû quitter l’Iran en guerre contre l’Irak, puis la Révolution, pour la France et Paris. Puis le spectacle s’emballe et c’est là qu’elle est la meilleure. Quand elle se lâche. Il faut dire que Sarah Doraghi a du tempérament à revendre et qu’elle a été bien coachée par la géniale Isabelle Nanty, qui assure la mise en scène.
Plus qu’un « one-woman-show » style Jamel Comédie club, la belle quadragénaire à la voix grave a choisi de raconter son histoire d’immigrée pas tout à fait comme les autres. Car les français qui « l’accueillent » ne savent pas très bien où se trouve l’Iran, à vrai dire : « Sans indiscrétion, vous êtes d'où ? »… Ah ! le Maghreb… Sans oublier la morgue des bourgeoises parisiennes qui la snobent en lui infligeant des remarques désobligeantes, aveuglées qu’elles sont par leur sentiment de supériorité autoproclamée. Malgré tout (question de survie, et puis c’est la France tout de même !), la petite Sarah n’a qu’un désir : devenir quelqu’un « bien de chez nous », sans pour autant gommer ses origines. Plus de cinq mille ans de civilisation, tout de même. Elle s’amuse des tics de langage et raconte avec beaucoup d'humour le concours d’obstacles avant d’arriver au saint-Graal : l'obtention de son passeport français. Le sésame pour… changer de file à la douane de l’aéroport. Passer de celle des milliers d’immigrés entassés dans un couloir encombré à celle de l’Union Européenne. Sa meilleure école a été la télévision : Bonne Nuit les Petits, les débats, les feuilletons, les infos. Y compris les sketchs de Muriel Robin qui passaient en boucle à l’époque : « Je l'imitais, pensant que c'était ainsi qu'il fallait s'exprimer pour bien parler français. »
Pendant plus d’une heure, Sarah Doraghi retrace trente ans de son histoire, qui est aussi un peu la nôtre et celle de l’Iran. Elle est excellente quand elle singe les Parisiens arrogants et imbus d’eux-mêmes (ils ne sont jamais de vulgaires « immigrés » par exemple, mais des « expat’ »), mais aussi sa propre mère et sa grand-mère, ou ses tantes et ses sœurs : des Iraniennes-qui-mangent-du-porc-et-boivent-beaucoup-d’alcool ! Pour s’intégrer… Elle excelle également à pointer les spécificités persanes, avec l’accent si particulier. Notamment quand elle danse, avec grâce et sensualité, ne lui en déplaise, après nous avoir expliqué le lexique de la gestuelle. Les iraniens en prennent pour leur grade… comme les français (les parisiens plus spécifiquement).
Sarah Doraghi se défoule quand elle campe la « jetseteuse » hors des réalités et le commandant de bord français, lorsqu’il s’exprime en anglais. Elle enchaîne les saynètes drolatiques, mélange le persan et le français, incarne homme et femme, joue le sex-appeal et la masculinité. Se gausse de la bureaucratie et des réflexions idiotes de nos compatriotes sans tomber dans le règlement de compte et la rancœur. Aucune aigreur, juste un constat. On sent qu’il y a de la colère rentrée mais sa joie de vivre et son immense sourire reprennent le dessus. Elle sait très bien qu’elle n’était pas à plaindre par rapport à la majorité des autres immigrés, issus de milieux plus défavorisés. Les vrais « Arabes », par exemple, pour qui on la prenait souvent par manque de culture (et d’intelligence). L’humour est la politesse du désespoir, c’est bien connu. On parle souvent d’humour juif, mais l’humour franco-iranien, c’est pas mal non plus.
Sarah Doraghi : je change de file (1 h).
Mise en scène : Isabelle Nanty et Sharzad Dhoraghi-Karila
- Au Lucernaire, jusqu’au 27 août 2016, le jeudi, vendredi et Samedi à 21 h 30 (53, rue Notre-Dame-des-Champs – 75006 Paris - Tel : 01 45 44 57 34 / www.lucernaire.fr )
- DU 7 au 29 juillet 2017 au Théâtre du Chêne noir à 11h - Festival Avignon Off