Arlequin serviteur de deux maîtres : la délicieuse comédie d'intrigue du Piccolo Teatro
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ Quelle pagaille amoureuse à Venise! Clarice, fille du marchand Pantalone de Bisognosi, est sur le point d'épouser celui qu'elle aime éperdument, Silvio, fils du Docteur Lombardi, lorsque survient le bariolé Arlequin au message trouble-fête : son maitre, Federigo Rasponi, premier prétendant de la belle et que l'on croyait mort, est en ville et souhaite concrétiser les fiançailles. C'est en fait Béatrice, la sœur du défunt jeune homme transpercé d'une épée par Florindo Aretusi, qui se présente, déguisée en homme pour masquer son identité...Elle souhaite en effet, par ce stratagème, pouvoir rester libre de ses mouvements, et retrouver celui qu'elle aime, ce même Florindo, qui a fui Turin pour échapper à son statut de meurtrier.
Ajoutez à celà que l'espiègle - mais souvent benêt - Arlequin a décidé de gagner plus en travaillant plus...Il ne cesse de se féliciter d'oeuvrer pour deux maîtres sans que les concernés soient au courant, ne réalisant pas ni tous les quiproquos et le trouble que son caractère étourdi et maladroit vont provoquer ni la nature des salaires qu'il va le plus souvent recevoir!
"Arlequin, serviteur de deux maîtres", a été mis en scène pour la première fois par Georgio Strehler en 1947 et a été joué sur les scènes du monde entier. Pendant plus de cinquante ans, le rôle d'Arlequin n'a été interprété que par deux acteurs, Marcello Moretti et Ferrucio Soleri ; ce dernier étant relayé aujourd'hui par Enrico Bonavera. Être spectateur de cette pièce du répertoire du Piccolo Teatro de Milan est une chance qu'il ne faut pas laisser passer. Tout amoureux du théatre ne peut qu'être enthousiasmé et charmé de cet hommage aux sources d'une tradition de tréteaux et d'itinérance qui a inspiré, entre autres, le grand Molière.( Rappelons que les Comédiens Italiens, dirigés par Tiberio Fiorilli, partagent dès 1658 la salle de Théâtre du Petit-Bourbon avec la troupe de Molière. Difficile de douter que le dramaturge français n'ait été influencé par le jeu et la dramaturgie des italiens qui les suivent ensuite en 1673 à l’Hôtel Guénégaud...)
Petit rappel pour les néophytes : la commedia dell'arte est à l'origine un théâtre d'improvisation, de masques et de personnages-type. Carlo Goldoni, après 1730, choisit de s'inspirer de ces canevas et est influencé également par Molière dont il est un grand admirateur. Une intiative qui fera perdurer une tradition qui s'éteint peu à peu, même si ses détracteurs -parmi lesquels Carlo Gozzi dont les spectateurs du Printemps des Comédiens ont vu lors de l'édition 2015 le superbe Oiseau Vert de Laurent Pelly- l'accusent de "réalisme dangereux". Si l'écrit paralyse en soi la spontanéité de l'acteur, Carlo Goldoni a su garder le dynamisme de la commedia dell'arte et l'idée de l'improvisation se retrouve tout de même dans la prise en compte du public permanente par les acteurs du Piccolo Teatro.
La commedia dell'arte est également un theatre de masques : le masque attire l'œil car il oblige le comédien à accentuer le geste. Pensez! il faut bien vivre! Plus l'on attire de curieux autour de la scène, plus la quête sera généreuse. Des masques, tous n'en portent cependant pas : principalement les femmes et les amoureux...parce qu'ils sont également un moyen de séduire les badauds qui apprécient de regarder les jolis minois et les expressions enamourées.
Enfin, la Commedia dell'arte est un theatre de personnages-types...représentatifs chacun d'une ville d'Italie. Pantalone naît à Venise ( ville qui domine économiquement l'Italie au Moyen-Age), le Docteur vient de Bologne ( considérée comme le siège de la plus ancienne université du monde occidental, fondée en 1088), Brighella provient de Bergame ( de la ville "haute", attention!, donc il s'avère plus malin que les autres serviteurs) .....Dans cette extraordinaire mise en scène de Georgio Strehler, on retrouve tous les topoi et lazzi traditionnels. Brighella, maitre de l'auberge, au bégaiement tordant car il bloque toujours sur une syllabe suggestive. Arlequin et sa batte sempiternelle, qui multiplie les maladresses et qui, en bon zanni (=valet ) a l'estomac qui crie toujours famine jusqu'à être capable de déguster une mouche aile après aile. Pantalone à la barbiche vitupérante, toujours préoccupé de ses dépenses et soucieux qu'on ne le vieillisse pas. Le Docteur à la bonhommie naturelle, aux rondeurs accueillantes et au "Popopo" de satisfaction....ou encore les amoureux en suspension, "tragédiens" rompus à l'exercice. En commedia dell'arte, les acteurs ont un " organe" qui dirige les mouvements de leur corps tout entier. Il y a les calculateurs comme Pantalone dont la tête est toujours en avant, les zanni qui répondent à des besoins ne dépassant pas la ceinture, les amoureux qui ont le coeur comme moteur. Cet " Arlequin, serviteur de deux maîtres" est donc un petit régal pour qui prend le temps de jouir de tous ces codes traditionnels. La distribution est extraordinaire - une mention particulière pour Annaamaria Rossano qui interprète une Clarice époustouflante de nuances.
Piccolo Teatro
Mise en scène : Giorgio Strehler
Décor : Ezio Frigerio
Avec : Giorgo Bongiovanni : Pantalone de’Bisognosi / Annamaria Rossano : Clarice, sa fille / Tommaso Minniti : Le Docteur Lombardi / Stefano Onofri : Silvio, son fils / Giorga Senesi : Béatrice / Leonardo de Colle : Florindo Aretusi / Enrico Bonavera/Stefano Guizzi : Brighella / Alessandra Gigli : Smeraldina / Ferruccio Soleri/Enrico Bonavera : Arlecchino / Francesco Cordella : un valet, un porteur / Fabrizio Martorelli, Katia Mirabella : valets / Stefano Guizzi/Fabrizio Martorelli : le souffleur / Gianni Bobbio, Valerio Mazzucconi, Matteo Fagiani, Celio Regoli, Elisabetta Pasquinelli : musiciens
Directeur de scène : Andrea Levi
Crédit Photos : Diego Ciminaghi