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Marjorie Frantz : « Je suis toujours étonnée d’entendre le public rire aux horreurs et au manque absolu de remords de la Merteuil quand je suis sur scène »

  • Écrit par : Virginie Gossart

MerteuilLe spectacle Merteuil, dont vous avez écrit le texte, commence par une citation en voix off, non pas des Liaisons dangereuses, mais d'un texte moins connu : il s'agit en effet de l'extrait d'un discours de Choderlos de Laclos sur l'éducation des femmes, à la dimension très avant-gardiste. Dans le cours de la pièce est également mentionnée, dans un registre plus sarcastique - car placée dans la bouche de Merteuil - une référence à Olympe de Gouges. Aviez-vous, dès les prémices de l'écriture de la pièce, la volonté de lui donner cette orientation féministe ?

Étant une femme, par définition la cause féminine me concerne et m’interpelle car il reste du chemin pour arriver à obtenir le respect que nous méritons dans bien des domaines. Cela dit, je serais malhonnête si je vous disais que le féminisme a été mon obsession lors de l’écriture de Merteuil. Il m’a semblé logique que, pour défendre ses arguments, la marquise évoque Olympe de Gouges, une de ses contemporaines, même si elle le fait en la moquant un peu. C’était également une manière de situer le texte dans une époque et de préciser que nous sommes après la Révolution : “ces rêveuses ont-elles su conserver leur tête sur leurs épaules ?” réplique-t-elle. La marquise, même si elle est moderne sans en être consciente, se moque de ces militantes de la cause féminine, elle est plus individualiste que ça : “je ne prêche que pour ma paroisse”.

Quand on écrit autour d'un tel monument de la littérature, on a forcément un lien intime avec ce dernier. Dans quelles circonstances avez-vous découvert le texte de Laclos et quel est votre rapport avec lui ?

Je trouve qu’il s’agit d’une période de l’histoire où la langue est la plus voluptueuse, presque sensuelle. On joue avec les images, on se délecte des métaphores les plus charmantes pour évoquer les actes les plus basiques, on s’amuse avec les mots. Les Liaisons est un des romans les plus élégants que je connaisse par sa forme : il dénonce des actes sordides avec une précision, et pourtant une légèreté déconcertante. J’adore ce genre de pudeur. Quant au personnage de la marquise de Merteuil, il est fascinant par sa modernité, même si je ne suis pas certaine que Laclos en ait eu conscience. Comment ne pas avoir envie de se confronter à ce “monstre d’intelligence” ?

merteuilL'écriture de votre pièce est d'une grande subtilité : on y retrouve, parfois en filigrane, parfois de manière plus appuyée, les propres mots de Laclos. Mais s'y dégage également une dimension plus moderne (les questions liées à la maternité, au physique, à la vieillesse et à l'intelligence des femmes, la définition du féminisme comme rapport de sororité ou comme ambition égoïste…). Comment avez-vous travaillé le texte pour en faire à la fois un hommage au classique et un dialogue aux résonances actuelles ?

Je vous remercie pour le compliment. Je me suis amusée en effet à glisser des tournures de phrases, des expressions volontairement décalées pour l’époque, afin de faire entendre que la situation a certes évolué, mais que certaines des pressions sociales de la fin du XVIIIème restent toujours d’actualité : le consentement, le plaisir, l’éducation, la soumission…

Votre dialogue avec Chloé Berthier instaure immédiatement une tension très forte, qui fait que le spectateur est pendu à vos lèvres, alors que la pièce est un huis-clos plutôt statique dans sa forme. Comment avez-vous réussi à instaurer cette tension dramatique très forte ?

C’était en effet une de mes grandes craintes, qu’il ne se passe rien ! En effet, 2 femmes assises dans un salon se parlent et règlent leur compte pendant que la nuit tombe. Il fallait ajouter de la tension dramatique, des regards sous-jacents, des silences éloquents, une atmosphère lourde dans un décor charmant. Un peu à l’image du roman de Laclos, on ne dit rien directement mais on évoque, on suggère. Salomé Villiers a eu à cœur d’installer cette atmosphère de huis clos étouffante et ma merveilleuse partenaire Chloé Berthier me renvoie une balle pleine d’épines tout en gardant l’élégance et l’apparente candeur que j’avais imaginé pour son personnage.

Le personnage de Merteuil semble, pour une part au moins, être réhabilitée par votre pièce : on lui trouve en tout cas un certain nombre de circonstances atténuantes, on rit souvent avec elle, et elle apparaît vulnérable à plusieurs reprises. Souhaitiez-vous sortir le personnage de son carcan libertin (comme c'est le cas également pour Valmont, amoureux fou de Tourvel alors qu'il ne croit pas en l'amour) ?

J’avais envie de justifier la dureté de la marquise. On ne naît pas monstre, on le devient. Elle s’est fait prendre au jeu de sa propre rébellion. J’ai l’habitude de dire que ces 2 personnages ont subi les mêmes horreurs dans leur très jeune âge mais qu’elles n’en ont pas fait la même chose : l’une est partie en guerre, l’autre est partie en paix. L’une finit seule, l’autre a réussi à se reconstruire. Cela dit, je suis toujours étonnée d’entendre le public rire aux horreurs et au manque absolu de remords de la Merteuil quand je suis sur scène.

L'adaptation filmique de Stephen Frears (qui tend déjà à revaloriser Valmont aux yeux du spectateur) a-t-elle été une source d'inspiration pour vous ?

Elle est évidemment merveilleusement raffinée et acerbe, mais j’ai toujours préféré la version de Milos Forman, qui évoque l’ennui : on joue avec les gens parce que le temps ne passe pas dans ces grandes demeures, et qu’il faut bien s’inventer des aventures puisqu’on ne les vit pas. On oublie souvent, je trouve, comme le temps devait paraître interminable pour une femme bien née, qui n’avait pas le droit de faire grand chose à part broder, faire un tour de parc et prendre le thé. La nonchalance et la presque inconscience avec laquelle la marquise de Merteuil (merveilleuse Anette Bening) joue avec les êtres qui l’entourent me parle plus dans la version de Milos Forman que la méchanceté et la dureté que revêt ce personnage (magistrale Glenn Close) dans la version de Stephen Frears. Il me semble également que la toute jeune Cécile, qui est jouée par Uma Thurman, peut évoquer le désir pour un vicomte de Valmont, alors que dans la version de Frears, la merveilleuse comédienne Fairuza Balk est encore un bébé aux joues roses et aux yeux pétillants d’appétit et de candeur, ce qui rend le crime encore plus terrible. Seul bémol, Colin Firth est un Valmont bien trop gentil à mes yeux !

À l'inverse, le personnage de Cécile de Volanges n'est pas sans ambiguïtés : son désir légitime de vengeance cache mal une vision assez conformiste de l'amour, voire une certaine forme de cruauté. Avez-vous travaillé le personnage dans ce sens ? Et serait-ce un autre moyen de disculper (un peu) la marquise de Merteuil ?

merteuilCécile a été à bonne école, elle a subi de plein fouet la rouerie de Merteuil et Valmont. Puisqu’elle s’est battue pour que sa vie ne soit pas gâchée, elle entend défendre son “territoire” (il ne faut rien divulgâcher)  sans rien lâcher. Je ne voulais pas qu’elle soit juste une oie blanche, larmoyante sur son sort, mais qu’elle ait les tripes de défendre ses arguments et de pouvoir à son tour faire preuve de fermeté. La scène finale évoque simplement le fait qu'on n'est pas juste blanc ou noir, mais une nuance infinie de gris. Les femmes peuvent être douces et dures à la fois, à l’image de la nature humaine au sens large, qui n’est pas binaire avec les gentils et les méchants, comme on tente de nous le faire croire. Je ne sais pas si elle réhabilite la marquise de Merteuil, qui elle aussi a un cœur sous ses épines, mais elle montre également que la cruauté peut se cacher sous un déguisement de princesse de conte de fée.

Votre voix est très reconnaissable. Qu'a apporté votre expérience du doublage à votre jeu d'actrice ?

Je fais en effet beaucoup de doublage et j’adore ça. C’est une autre casquette de ce métier de comédienne qui permet d’interpréter une variété de rôles bien plus vaste que le physique et ce qu’on appelle “l’emploi”, ne le permet. Être une avocate le matin, une pute à midi et un alien l’après-midi ne cesse de me réjouir, et puisque j’ai la chance de doubler de très belles et grandes comédiennes (Toni Colette, Hilary Swank, Eve Best entre autres), je me régale à servir leur travail en tâchant d’être la plus fidèle possible à ce qu’elles ont interprété. C’est un métier d’humilité, qui se fait dans l’ombre des studios, et je trouve que c’est une belle responsabilité de tenter de faire oublier que ces comédiennes parlent une langue étrangère et de permettre au plus grand nombre d’avoir accès à leur travail. Malheureusement, l’arrivée de l’Intelligence Artificielle ne nous promet pas de lendemains réjouissants, et nous allons tous être remplacés par des voix synthétiques à très court terme, par souci d’économie, donc je savoure mon plaisir tant qu’il en est encore temps.

Quels sont les personnages de théâtre, ou plus généralement les personnages littéraires, que vous n'avez pas encore interprétés sur scène et que vous aimeriez jouer à l'avenir ?

J’adore le théâtre de Victor Hugo qui a brossé des personnages féminins très forts : Lucrèce Borgia, la Tisbe, mais je suis également très amatrice de comédies musicales avec des rôles comme Velma Kelly dans Chicago ou miss Hannigan dans Annie. L’écriture de Laurent Gaudé me fascine également énormément, et je rêve de pouvoir un jour mettre en scène Sodome la douce. Les envies ne me manquent jamais.

Avez-vous un autre projet d'écriture théâtrale dans les mois ou les années qui viennent ?

On me pose souvent cette question, mais l’écriture n’est pas un exercice facile pour moi. Je ne veux pas écrire pour écrire et j’attends d’avoir le sujet qui m’obsède pour me lancer. Mon problème à l’heure actuelle étant le nombre de sujets qui me donnent envie d’écrire! Je travaille sur 2 adaptations de textes préexistants en ce moment et je tourne autour d’un thème qui me passionne mais qui devient presque trop à la mode en ce moment : les sorcières. Je ne vous en dis pas plus, j’aurai peut-être changé d'avis d’ici 1 mois!

Merteuil

Comédien·ne : Chloé Berthier, Marjorie Frantz
Compositeur·rice : Adrien Biry Vicente
Producteur·rice : Philippe Boivineau, Louise Cor, Gilles Croibier Laforge, Frédéric de Brabant
Régisseur·se : Tom Bouchardon
Assistant·e de mise en scène : Alexandre de Schotten
Décorateur·rice : Marjorie Frantz
Auteur·rice : Marjorie Frantz
Chargé·e de diffusion : Catherine Herengt
Créateur·rice lumière : Denis Koransky
Costumier·ière : Jérôme Pauwels
Communication : Charly Reux
Administrateur·rice de production : Jérôme REVEILLERE
Attaché·e presse : Jean-Philippe Rigaud
Photographe : Cédric Vasnier
Metteur·se en scène : Salomé Villiers

Dates et lieux des représentations: 

- En juillet au Festival d'Avignon OFF 2024 - Théâtre Buffon / Quartier Luna

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