Le feu, la fumée, le soufre : les noces enténébrées d'Édouard II, Marlowe et Bruno Geslin
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.com/ Bruno Geslin et Jean-Michel Rabeux ont adapté Edouard II de Christopher Marlowe.
Vous en faire un résumé pourrait être une première option charitable pour le futur spectateur que vous pourriez être car assurément, la diction de certains comédien.nes ( pourtant muni.e.s de micros) est tellement inaudible qu'il est bien difficile de suivre le fil de cette histoire de roi entiché d'un fils d'écuyer dont tout le monde, à la cour, a décidé de faire la peau. Si c'est une volonté conceptuelle et/ou esthétique, n'est-il pas envisageable de rendre le sur-titrage plus automatique? Ajoutez-y des longueurs pesantes et le choix de plonger pendant presque 2h45 le spectateur dans une obscurité qui finit - forcément - par être assoupissante ( à deux parenthèses aveuglantes près) et vous aurez un aperçu de notre impression première. Nous n'étions pas les seuls : parmi le public, certains se noient peu à peu dans les bras de Morphée ou ont le courage de s'échapper avant la fin de la représentation...
Et c'est - ô combien - un gâchis car la mise en scène, la scénographie et l'interprétation de la majorité de la distribution sont de grande qualité. Oui, Le feu, la fumée, le soufre a ( presque) tout pour constituer une immersion dans un théâtre élisabéthain aux atours felliniens extrêmement attrayante. La traduction de l'oeuvre, d'abord, fort originale use d'un langage volontairement dépoussiéré et actuel, qui plonge sans hésitation dans l'outrance et la vulgarité pour respecter l'esprit des épisodes "farcesques" de l'époque de Marlowe et Shakespeare. Chansons paillardes et mots fleuris - "très couillus" au passage - apportent des respirations drolatiques à la noirceur de ce royaume où la trahison, la luxure, la jalousie, la cupidité, l'ingratitude sévissent sans relâche.
Le choix ensuite de donner à deux femmes les rôles du roi Edouard II, du favori et d'Edouard III est fort pertinent. Celui de donner le rôle de la reine à un homme et d'en faire une sorte de diva drag-queen l'est moins mais rend hommage fidèlement à ces femmes "monstrueuses" du théâtre élisabéthain capables de tout pour arriver à leurs fins. La direction d'acteurs et le travail chorégraphique sur les corps offrent en outre à la vue des minutes ensorcelantes. Tout, sur le plateau, répond à une mécanique à la précision d'orfèvre. Les danses, les déplacements, le positionnement des interprètes au coeur du décor, tout est merveilleusement millimétré.
La gestuelle de la chétive Alyzée Soudet méduse le regard, celle de Claude Degliame, à la nonchalance épuisée, un brin dégingandée, est d'une belle esthétique et s'avère un contrepoint fort bien trouvé à la jeunesse dont son personnage s'entoure ou qui lui succédera. Jacques Allaire incarne avec congruence un noble pétri de rictus et de manies repoussantes, Luc Tremblais, en homme d'église corrompu, est d'une justesse fort attrayante, Guilhem Logerot convainc en Mortimer le Jeune à la fougue noire et bouillonnante, Clément Bertani interprète une reine charismatique, à la douceur démoniaque.
La mise en scène se nourrit de nombreux passages mémorables et diablement intelligents tant ils jouent avec les codes du théâtre, de l'époque de Marlowe et s'autorisent une dérision qui n'a pas de limite. On retiendra le "happy hour" de la reine, la fronde fomentée des barons au Palais de Lambeth, un acte d'exil signé avec des larmes et du sang, une exécution de traîtres pétaradante, la mort de Gaveston aux éruptifs sursauts, les minutes désespérées de la Reine....on oubliera davantage les têtes d'animaux qui s'invitent dans certains tableaux, la nudité crue parfois inutile ou encore l'utilisation ( trop) itérative des interventions au microphone. Effets contemporains de théâtre vus et (trop) revus.
La grande vedette de la pièce, c'est assurément la scénographie et les lumières qui plongent le spectateur avec brio dans ce monde furieux, dissident, obscène, hypocrite, veule où la désillusion, le désespoir et la méfiance imprégnent les coeurs jusqu'au trépas.
Alors oui, c'est beau mais la mise en scène parfois trop envahissante désincarne les situations et fait perdre leurs émotions premières aux interprétations. C'est beau, oui, mais c'est trop long - et surtout - on le répète - quand l'on n'entend pas correctement le texte. C'est beau et c'est plein de fulgurances théâtrales dont on regrette donc qu'elle ne puisse nous donner l'envie de conseiller cette pièce à d'autres et -encore moins - de la revoir. Au théâtre, ce que nous voyons est aussi jugé par nos oreilles.
Le feu, la fumée, le soufre
D'après « Édouard II » de Christopher Marlowe
Mise en scène : Bruno Geslin
Adaptation : Jean-Michel Rabeux, Bruno Geslin
Assistanat à la mise en scène : Adrien Guitton, Guillaume Celly, Victoria Sitja
Collaboration scénographique : Christophe Mazet
Régie générale : Guillaume Honvault
Collaboration chorégraphique : Julien Ferranti
Création vidéo : Jéronimo Roé
Lumière : Dominique Borrini
Costumes : Hanna Sjödin
Assistanat aux costumes : Claire Schwartz
Collaboration costumes et scénographie : Margaux Szymkowicz
Écriture musicale et création sonore : Benjamin Garnier, Alexandre Le Hong « Mont Analogue »
Production : La Grande Mêlée
Avec Jacques Allaire, Clément Bertani, Hugo Lecuit, Lionel Codino, Claude Degliame, Julien Ferranti en alternance avec Rodrigo Ferreira, Arnaud Gélis, Guilhem Logerot, Olivier Normand, Luc Tremblais, Alyzée Soudet
© Gilles Vidal
Dates et lieux des représentations :
- le 25 janvier 2023 au Théâtre Molière de Sète ( 34)
- Du mar. 31/01/23 au mer. 01/02/23 - Le Parvis - Ibos - Tel. +33 (0)5 62 90 06 03
- Du mar. 07/03/23 au jeu. 09/03/23 - ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie - Tel. +33 (0)5 34 45 05 05
- Du mar. 21/03/23 au ven. 24/03/23 - TNB - Rennes - Tel. +33 (0)2 99 31 12 31
- Le 30/03/2023 - Théâtre des Salins - Martigues - Tel. +33 (0)4 42 49 02 00