Charly Breton : « Dans Dolldrums, je sonde la difficulté de grandir dans un monde au déclin annoncé »
- Écrit par : Romain Rougé
Par Romain Rougé - Lagrandeparade.com/ L’auteur, comédien et metteur en scène formé à l’ENSAD Montpellier présente « Dolldrums » au Printemps des Comédiens. Une pièce crépusculaire qu’il qualifie lui-même de fable à la croisée de Peter Pan et d’Orange mécanique.
Charly Breton, pourquoi mettre en scène une pièce sur le thème de l’adolescence ?
Tout d’abord, il est important de rappeler que cette pièce a été écrite à l’adresse des quatorze élèves de la promotion sortante de l’École Nationale Supérieure d’Art Dramatique de Montpellier. Elle compte parmi les trois spectacles du dispositif scénique imaginé par Gildas Milin, avec lesquels les élèves vont quitter l’école et inaugurer leur vie professionnelle. Ce qui signifie que ce spectacle, avant même d’avoir été créé, participait de fait à la conception d’un rite initiatique. Il allait être ce par quoi les élèves accompliraient un passage entre deux mondes. C’est de là sans doute qu’est venue l’idée de l’adolescence. La fin pour les élèves d’une « adolescence théâtrale » et pour moi le retour à l’école. De plus j’ai toujours été attiré par les choses naissantes. Qu’il s’agisse d’un geste, d’un mot, d’une vision, d’une pensée. L’adolescence m’apparaissait alors comme énigme réjouissante. Car il s’agit dans ce cas d’une personne en entier qui émerge.
Qu’est-ce qui vous attire dans ce moment charnière de la vie ?
La puberté́ est la deuxième transformation la plus violente dans la vie après celle des premières années suivant notre mise au monde. C’est une période de bouleversement intense, à tous niveaux, corporel, psychique, juridique, social, politique. Vous avez employé à juste titre le mot de « charnière », du latin cardo, qui signifie « gond » et m’évoque une réplique célèbre : « Time is out of joint » dit Hamlet dans la scène 5 de l’Acte I quand, après avoir parlé́ avec le fantôme de son père assassiné, il se découvre l’héritier d’un monde « dégondé » et dont il porte désormais la responsabilité.
C’est toute l’histoire européenne, des Grecs jusqu’à nous, en passant par Marx, qu’on peut entendre grincer dans ce mot de « charnière ». Dans cette impossible jointure du temps, de l’histoire et du monde, comme d’avec soi-même. L’adolescence est aussi l’expérience de cela. D’un passage impossible où nous avons tous à mourir de l’enfance pour renaître à nouveau, dans un monde subi qu’il nous faut pourtant habiter. C’est une épreuve par laquelle nous devons réapprendre à dire « oui » au fait de vivre. Beaucoup de personne n’y parviennent pas. Parce que cela demande des ressources importantes et des conditions particulières. Et c’était de ça dont j’avais envie de parler. De celles et ceux qui errent et se débattent dans cette zone grise comme dans un no-man’s land entre deux âges. Déjà plus enfant et pas encore adulte. Une zone de turbulences et d’incertitudes, faite de tempêtes et de calmes plats : « doldrums », pour reprendre l’expression que le psychanalyste spécialiste de l’enfance Donald Winnicott emprunte au monde de la navigation et que j’emprunte à Winnicott pour en faire le nom de la pièce.
Vous évoquez aussi la violence des adolescents…
En effet, si je devais être plus précis encore, je dirais que ce sont les phénomènes de délinquance juvénile qui m’ont le plus inspirés. Les baby-gangs en particulier. Parce qu’ils condensent avec une force tyrannique toutes les détresses d’une jeunesse livrée à elle-même : tribalité, toute-puissance, état limite, comportement ordalique, transgression, passage à l’acte, autodestruction, immédiateté. Toute la violence du corps comme une livre de chair payée à la mort dans le combat pour grandir. C’est pourquoi j’ai imaginé une fable à la croisé de Peter Pan et d’Orange mécanique.
« Nous disons LA jeunesse mais c’est par pure commodité, parce qu’il en existe toujours plus d’une »
Dans « Dolldrums », finalement, ne racontez-vous pas une époque plutôt que les affres de la jeunesse ?
Je pense raconter les deux, me semble-t-il. L’une ne va jamais sans l’autre. La jeunesse est toujours celle d’une époque. Et puis nous disons LA jeunesse mais c’est par pure commodité, parce qu’il en existe toujours plus d’une. Mais une chose est sûre, c’est que toutes à leur manière révèlent les crises et les glissements qui travaillent les sociétés. Leurs métamorphoses se nourrissent de toutes les transformations disponibles. Elles y mêlent leur matière en effervescence et accomplissent des actes inouïs qui ont valeur de vérité. Elles sont l’expression de ce qui couve au dedans de l’époque. Elles nous disent comment nous allons.
Et selon vous, comment va-t-on dans cette époque ?
Dans « Dolldrums », il me semblait important de sonder la difficulté de grandir dans un monde au déclin annoncé. Dans un monde où l’impuissance se repait de désastre et d’idéaux dystopiques. Où le désir ruiné par la consommation se retourne contre lui-même. Où les machines spéculatives exigent toujours plus de vitesse. Où le scientisme technologique prétend nous guérir de la mort. Où le narcissisme primaire nous aliène à nous-même comme à des tyrans. Où les dispositifs répressifs s’intensifient à mesure que les fortunes d’une minorité s’amassent. Où la terreur de l’avenir nous pousse à disparaître dans des fééries régressives hallucinogènes. Tels sont les dangers auxquels se confronte la jeunesse imaginée dans « Dolldrums ».
Quelles sont les œuvres traitant de l’adolescence qui sont, pour vous, des références ou des inspirations ?
En littérature, je citerais Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, L’adolescent de Dostojevski, Peter Pan de James Matthew Barrie, Bonjour Tristesse de Françoise Sagan, Les Exclus d'Elfriede Jelinek, L’Été des charognes de Simon Johannin, Idiotie de Pierre Guyotat et L’Éveil du printemps de Frank Wedekind.
Du côté des œuvres cinématographiques, il y a Orange mécanique de Stanley Kubrick, Kids de Larry Clark, The Tribe de Myroslav Slaboshpytskiy, Sheherazade de Jean-Bernard Marlin et Teddy de Ludovic et Zoran Boukherma.
« L’adolescence ? Maintenant je sais qu’on y survit. Ce qui n’a rien d’évident quand on est dedans »
Qu’aimeriez-vous dire à la jeunesse d’aujourd’hui ?
Dépassant de peu la trentaine, j’estime (ou du moins j’espère !) toujours appartenir à la jeunesse, d’une jeunesse un peu avancée dirais-je… Je ne peux dire alors que ce que je me dis à moi-même et que je vole à Nietzsche, si vous me permettait une citation du Gai savoir :
« Où sont tes plus grands dangers ? — Dans la pitié.
Qu’aimes-tu chez les autres ? — Mes espoirs.
Qui appelles-tu mauvais ? — Celui qui veut toujours faire honte.
Que considères-tu comme ce qu’il y a de plus humain ? — Épargner la honte à quelqu’un.
Quel est le sceau de la liberté réalisée ? — Ne plus avoir honte devant soi-même. »
Mais je pense que le plus important n’est pas tant de dire quelque chose que d’être présent et d’accompagner par une écoute attentive ce qui se dit ou ne se peut pas. « Dolldrums » a été imaginé ainsi, comme une réponse à ce qu’il m’a semblé entendre, percevoir, me souvenir aussi. Y compris les choses nombreuses que je ne comprenais pas.
Quel regard portez-vous sur votre propre adolescence ?
Maintenant je sais qu’on y survit. Ce qui n’a rien d’évident quand on est dedans. Je me souviens surtout de la longueur du temps. Ça n’en finissait pas. Tout à l’intérieur y pesait comme une fatigue ou une fièvre. C’était comme un poids d’être soi. Je trouvais alors plus de légèreté dans l’infini de mondes imaginaires. Jusqu’au jour où je n’ai plus réussi à jouer tout seul. Ça a été une grande douleur qui s’est finalement transformé en écriture.
Ensuite, la force des premiers émois sensuels, politiques, artistiques, tout mêlé, d’un bloc incandescent comme un magma. Il fallait que tout brûle pour avoir une valeur. C’était politique, je disais. Les adultes étaient particulièrement contraires à mes goûts et mes urgences. Je les voyais tous comme du bétail ou des parjures. Aucun n’avait la démesure de l’Idéal qui m’exaltait. À cette époque, le monde était compact. Il me fallait le sentiment de l’affronter tout entier pour gagner en distinction et devenir peu à peu un adulte sans m’en rendre compte.
Dolldrums
Avec : Fanny Barthod, Léïa Besnier, Pierre Bienaimé, Laurence Bolé, Adeline Bracq, Étienne Caloone, Théophile Chevaux, Stan Dentz-Marzin, Claire Freyermuth, Camille Grillères, Noémie Guille, Mélanie Helfer, Guilhem Logerot, Théotime Ouaniche et Charles-Henri Wolff
Collaboration artistique : Charles-Henri Wolff
Composition musicale : Pierre Bienaimé et Guilhem Logerot
Son : Félix Nico
Lumières : Claire Eloy
Costumes : Romane Bellanger
Régie plateau, construction : Rémi Jabveneau
Avec le soutien de : Montpellier Méditerranée Métropole, DRAC Occitanie, Région Occitanie.
Crédits photos :
Portrait © Antonin Amy-Menichetti
Spectacle © Marlene Leppänen
Dates et lieux des représentations:
- Vendredi 10 Juin (20h) - Dimanche 12 Juin (16h30) - Jeudi 16 Juin (20h) - Samedi 18 Juin (16h30) - Jeudi 23 Juin (20h) - Samedi 25 Juin (16h30) 2022 au Printemps des Comédiens – Hangar Théâtre