Maîtres anciens : la satire d’une société sclérosée
- Écrit par : Christian Kazandjian
Par Christian Kazandjian - Lagrandeparade.com/ Avec Maîtres anciens, Thomas Bernhard ne ménage ni les grands de ce monde, ni les individus.
« Le monde et l’humanité sont parvenus à un état infernal auquel le monde et l’humanité n’étaient encore jamais parvenus au cours de l’histoire. » « L’admiration rend aveugle, elle rend l’admirateur stupide. » « Ils (les politiciens) assassinent aussi longtemps qu’ils ont le pouvoir, sans gêne, et la justice de l’Etat prête la main à leur massacre ignoble et infâme, à leur abus ignoble et infâme. » Ce florilèges d’imprécations qui traversent l’œuvre de Thomas Bernhard, est tiré de Maîtres anciens, prix Médicis du roman étranger en 1988. La quasi-totalité de la production de l’auteur autrichien est issue du tonneau où a macéré son exécration pour son pays, (non le pays qu’il aime, mais l’Etat) et ses concitoyens dans leur masse, mais qu’il sait apprécier, pris individuellement. Le personnage de Reger, musicologue livrant ses articles au Times, se fait, dans la pièce adaptée du roman, porte-parole de l’écrivain. Reger se livre à ses réflexions sur la société, la politique, l’art, tous les deux jours, depuis plus de trente ans, dans une salle du Musée d’Art ancien de Vienne. Rien ni personne n’est épargné : toilettes publiques, religion, musiciens (Beethoven, Mahler, Mozart, Bruckner), philosophes (Heidegger), peintres, écrivains. Ce faisant, il critique la culture héritée de la dynastie des Habsbourg, l’éducation artistique dégoutant à jamais, selon lui, les enfants de la curiosité dans l’art. Reger s’assied, immuablement devant le tableau du Tintoret, L’Homme à la barbe blanche. Pourquoi cette peinture ? Elle lui rappelle l’épouse décédée et l’imminence de la fin de son existence.
Dégoût et tendresse
Thomas Bernhard, marqué par le passé nazi de l’Autriche, ne se livre pas seulement à un exercice de démolition qui ne laisserait que champ de ruines d’une société dévoreuse des citoyens qui la composent. Son propos rehausse, dans un océan de dégoût, l’amour - celui de Reger pour son épouse -, l’amitié - Reger loue l’attention, à son égard, d’Irrsigler, le gardien du musée, un esprit simple venu de sa province. La société, telle que forgée par les élites, est abominable ; les individus, prisonniers d’une masse grégaire, sont manipulés. Mais, comme le dit Reger, qui après avoir pensé au suicide, descend dans la rue se mêler à la foule, la vie ne peut exister que dans la société des êtres humains. Et l’art demeure une nécessité vitale. Est-ce pour cela qu’il invite à le rejoindre Atzbacher, un scientifique qu’il croise, parfois au musée, l’invitant à une représentation de La cruche cassée de Kleist, qu’il traite, comme les autres maîtres anciens, d’artiste raté ?
Adresse aux humains
Seul en scène - l’observateur Atzbacher n’intervenant qu’en voix off – François Clavier, assis sur une banquette, s’adressant au monde donc aux spectateurs, donne à entendre, avec finesse, avec une remarquable économie de gestes et expressions, le texte de Thomas Bernhard dans toute sa complexité riche d’ironie, de colère, de drôlerie, de tendresse. L’adaptation et la mise en scène de Gerold Schumann, la scénographie : un écran blanc faisant table rase de l’environnement pour laisser seul Reger face à ses pensées, les lumières tamisées, le Quatuor à corde en mi bémol majeur de Fanny Mendelssohn, donné en sourdine, tout contribue à donner à écouter, à entendre le texte. Maîtres anciens, bien qu’ayant été écrit il y a plus de trente ans, malgré quelques outrances, que mitige toutefois l’humour, reste d’actualité, notamment en ce qui concerne la politique ou l’art. Un spectacle grave et plaisant.
Maîtres anciens
Texte : Thomas Bernhard
Adaptation et mise en scène : Gerold Schumann
Avec François Clavier
Dates et lieux des représentations:
- Jusqu’au 29 janvier 2022 au Théâtre des Déchargeurs, Paris 1er (01 42 36 00 02).