Frédéric Borie : "J’ai un penchant personnel pour le texte et ce que je nomme le théâtre incarné."
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/C'est au Conservatoire National de Montpellier, alors dirigé par Ariel Garcia Valdès, que Frédéric Borie a fait ses classes de théâtre. S'il a joué sous la direction de Jacques Nichet, Dag Jeanneret, Gilbert Rouvière, Patrick Pineau, Nicolas Oton, Georges Lavaudant, Jean-Marc Bourg, Marion Guerrero ou encore Cécile Auxire-Marmouget, il a mis également en scène un mémorable "Timon d'Athènes" ( une co-mise en scène avec Marion Guerrero) dans lequel il incarnait - avec autant de finesse que d'engagement - le personnage éponyme mais aussi un brûlant "Hamlet" en 2010 et un "Déjeuner chez Wittgenstein" de Thomas Bernhard en 2012 dans lequel Richard Mitou incarnait un frère aussi psychotique que brillant.
Ceux qui ont vu Frédéric Borie sur les planches ne peuvent nier ses qualités de jeu : sa présence charismatique qui s'associe à un investissement physique admirable en font un acteur dont on a envie de suivre le travail. Il excelle notamment dans l'incarnation de la misanthropie tant il sait distiller une subtile palette de nuances qui font de ses personnages des êtres complexes qui se débattent entre raison et émotions et finissent par littéralement se consumer de désespoirs et de paradoxes sous nos yeux. Il sait interpréter également avec beaucoup de justesse les êtres cyniques, manipulateurs, hâbleurs...à l'allure fière et au regard écorché. Un comédien que l'on enragerait de voir à l'ombre...
Frédéric Borie, comme d'autres de ses compagnons de scène, est un comédien "itinérant", tantôt sur un projet à Montpellier, tantôt à Paris...ou partout ailleurs où l'on le choisit pour prendre à bras le corps les mots d'un dramaturge, plus ou moins classique. Cet été, il sera Lancelo(t), figure obsessionnelle de l'auteur surréaliste Stanilas Rodanski et être chimérique du "Rosaire des Voluptés Epineuses", une pièce qui n'a jamais été montée jusqu'à aujourd'hui. Nous avions ainsi envie de lui laisser la parole ici, pour qu'il évoque son parcours, nous confie ses convictions et ses doutes mais aussi pour en savoir davantage sur ce Rosaire, mis en scène par Georges Lavaudant, qui s'avérera à n'en pas douter un rendez-vous incontournable du Printemps des Comédiens 2016.
Vous souvenez vous de ce qui a déclenché votre envie de devenir comédien ?
Mes copains et moi, notre truc, c’était l’imaginaire et le jeu de rôle, notre point de rendez-vous. Nous abordions ces univers avec beaucoup de zèle et de romantisme. A nos yeux, les autres adeptes de ces types de jeu, étaient tous des amateurs et une partie étirée jusqu'à l'aurore, bien mise en scène, pouvait nous coûter psychologiquement : le jeu prenait le pas parfois sur le réel et cela nous convenait. Il y avait déjà là de la dramaturgie, de l’écoute, de l’éloquence, du collectif, du théâtre. Nous avons aussi abusé du cinéma à l’époque de la puberté. Il était le sujet de prédilection de notre génération. Je crois que c’est en refaisant les scènes d’un film vu la veille sous le préau de mon lycée qu’un agent technicien de l’établissement, Claude Besson, me repère et me propose de monter un club de Théâtre. La plupart des profs vont se marrer parce que c’est un agent technique. On construit tous les deux une scène avec des tables de classes usagées dans un préfabriqué vide puis on y monte deux pièces. Le club théâtre aura son succès. La pièce est même programmée, je me souviens, au Théâtre d'ô où nous jouerons au prochain Printemps des Comédiens "Le rosaire des voluptés épineuses" de Stanislas Rodanski.
Diriez-vous qu’aujourd’hui les mêmes raisons vous portent ?
Ou les mêmes folies... Au lycée, je fonçais tête baissée mais ne connaissais pas grand-chose au théâtre. Il se réduisait pour moi à une cape, une épée, et un peu de poudre de maquillage. Puis on pratique et le champ des possibles s’ouvre et votre regard s’élargit. Par contre, l’émerveillement des débuts est toujours à fleur de peau. Ce regard que l'on retrouve chez l'enfant découvrant une maquette de décor d'un théâtre sur l'affiche de Fanny et Alexandre d'Ingmar Bergman...
Si vous deviez citer un grand nom du théâtre ( un dramaturge, un metteur en scène, un acteur) comme modèle, le(s)quel(s) serai(en)t-ce et pourquoi?
Parmi ceux que j'ai rencontrés dans mon parcours jusqu'à aujourd'hui? Gabriel Monnet, homme incontournable du théâtre de la décentralisation: il parlait la poésie couramment pourrait-on dire. L'unique Ariel Garcia Valdes. Georges Lavaudant, le metteur en scène auprès duquel Ariel m'a conseillé. Tous deux ont écrit ensemble une grande page de l'histoire du théâtre à Grenoble. Ariel, épaulé par la secrétaire Evelyne Corréard, a bâti une école de théâtre à part à Montpellier, un lieu de vie où planait un esprit de liberté authentique qui responsabilisait chacun; on y travaillait beaucoup dans une nonchalance seulement de surface, on apprenait littéralement une manière d'être au monde. C’était un vrai lieu de vie. Les valeurs du collectif y étaient célébrées. Durant ces années, Montpellier est devenu un vivier de théâtre. Je voyais des présentations de travaux dans cette école bien plus probantes que beaucoup de spectacles professionnels. Cette école m'a constitué. J'ai vu arriver Ariel de Barcelone en 1995, il s'est présenté et nous a raconté un peu son parcours, on a senti que tout allait changer en le rencontrant ; on a tout de suite capté la dimension du type en face de nous. C'est Gildas Milin qui a repris désormais le flambeau de l'ENSAD.
Quelles sont les qualités nécessaires pour qu'un spectacle vous enthousiasme?
Il n’y a pas de recette, je n’aime pas un type de spectacle. J’ai un penchant personnel pour le texte et ce que je nomme le théâtre incarné, où l’acteur peut conquérir son espace, mais la qualité n’a pas un genre défini.
Et au contraire, y-a-t-il des formes de théâtre contre lesquelles vous partiriez bien en guerre?
Plutôt des pratiques Aujourd’hui, il s’agit de résister à certaines tendances, qui ont déjà fait beaucoup de dégâts au prétexte de l’efficacité, de la priorité, du rendement, du compétitif, de la vitesse, du coût, du diktat de la mode ou de la pensée, du bon goût, du divertissement, du publicitaire etc...L’essentiel de l’époque est à celui qui sera le meilleur communiquant.
Avez-vous noté une évolution dans la fréquentation des théâtres? Dans les habitudes, l'attitude et les besoins du public?
Je traverse comme tous la crise actuelle mais ne suis pas un sociologue et me tromperais sûrement si je tentais de répondre. Je peux dire que Le CDN de Montpellier qui m’est cher, a connu une désertion de son public. Pour le moment, la nomination de Rodrigo Garcia n'a pas aidé le théâtre à Montpellier, ni sa profession. Je suis contrarié par sa fonction en tant que Directeur d'un centre Dramatique national, ce n’est pas l’image que j’en avais : le parti-pris de ne défendre que du contemporain me paraît limité, c’est se réduire à n’être que d’un seul temps. En outre, je penche davantage pour la synthèse, le lien, que pour la rupture. Montpellier a une culture théâtrale. Je sais le regard aiguisé de son public. Même si on prend en compte la crise, perdre le public comme cela s'est passé au HTH, c'est vite fait. Le reconquérir me paraît plus compliqué.
Quel est le plus beau souvenir que vous conservez, à ce jour, de la scène?
Avoir pu porter le texte de Büchner en tant que Saint-just dans "La mort de Danton" mis en scène par Georges Lavaudant.
Qu'est-ce qui fait qu'au contraire, certains jours peut-être, vous auriez envie de changer de métier...?
C’est banal. Quand je tourne au vinaigre parfois à cause du métier, ou si je prends conscience au sens aigu de la tournure que prennent les choses autour de nous, je rêve vite d’une cabane dans la forêt. Alors je me fais du bien en feuilletant la misanthropie de grands auteurs et l’envie me reprend. Je me persuade que le théâtre, c'est mon affaire. Et j’ai plus envie d’en découdre qu’à mes débuts. C’est comme ça que j’ai monté "Timon d’Athènes" d’après Shakespeare et "Déjeuner Chez Wittgenstein" de Thomas Bernhard.
Vous venez de terminer les représentations de “ Vu du pont” d'Arthur Miller avec Charles Berling aux Ateliers Berthiers à Paris : vous y interprétiez l'inspecteur...pourriez-vous nous en dire davantage sur ce rôle et sur la pièce?
Le rôle est tellement succinct que je préfère parler d’une participation mais c’est avec bonheur que j'ai participé à ce spectacle d’Ivo Van Hove, le metteur en scène le plus en vogue actuellement. Il partait travailler avec David Bowie à New York le lendemain de la première. Cela nous faisait marrer avec l’équipe de comédiens. "Vu du pont" d’Arthur Miller est un drame social qui résonne avec pertinence sur la question des migrants d’aujourd’hui. J’interviens sur une scène en tant qu’inspecteur du service de l’Immigration. La mise en scène est très épurée sur un dispositif tri-frontal, le texte est une adaptation du metteur en scène qui resserre les enjeux de la pièce originale portée par une très belle équipe de comédiens, c’est très efficace sur le public.
Vous deviez jouer ensuite dans Othello mis en scène par Luc Bondy...
La création du spectacle Othello est annulée. Un grand nom du théâtre s’est éteint. L’équipe du Théâtre de l’Odéon est profondément attristée par cette malheureuse disparition.
Deux mises en scène prestigieuses : est-ce le genre de spectacles-tremplin indispensables pour un acteur? Participer à des productions parisiennes est-il aujourd'hui incontournable, la voilure des créations en province s'est-elle réduite comme peau de chagrin ou faisant l'objet de distributions qui nécessitent de faire partie de cercles un tantinet fermés? Ou avez-vous toujours joué un peu partout en France, une “contrainte” du métier d'acteur qui ne peut être évitée si l'on souhaite évoluer dans ce métier?
Je réponds oui à toutes vos questions. Depuis quelques années, quelque chose a changé, se replie sur soi, et des portes se ferment. Alors certains choisissent des aventures parallèles qui m'impressionnent, partir s'installer en Ardèche par exemple pour faire du théâtre et prendre le large. La voilure s'est plus que réduite et les premiers touchés sont les artistes et les comédiens comme de bien entendu. La culture risque d'être soumise à des féodalités régionales. Faire du théâtre peut parfois ressembler à un boulot de «trader» si vous n'avez pas vos entrées. Parfois on se sent nié. C'est une des difficultés rencontrées aujourd’hui, un très bon moyen de disqualification. Tout va très vite. Nous avons « jeté de la vitesse dans quelque chose qui ne le supporte pas» disait René Char. Le théâtre n'est pas épargné par cette course en avant. Tout cela rend, paradoxalement, aussi cette époque passionnante.
Avez-vous déjà monté ou fait partie d'une compagnie? Est-ce un modèle qui vous convient? ou au contraire, préférez-vous votre indépendance?
Non et cela a longtemps été un désir profond. Je me suis habitué de fait à une indépendance tout en multipliant des fidélités avec des metteurs en scène. Je suis souvent passé dans des troupes comme celle de Georges Lavaudant alors Directeur de L’Odéon, l’équipe de Richard Mitou pour son spectacle les Histrions, celle de Gilbert Rouvière, la troupe de Patrick Pineau, et celle de Machine Théâtre entre autres. Je crois que c’est un modèle formidable si les institutions vous soutiennent.
Cet été, va éclore lors du Printemps des Comédiens, un projet qui vous tient à coeur : "Le Rosaire des Voluptés épineuses" de Rodanski. Vous projetiez d'en faire vous-même la mise en scène....finalement ce sera Georges Lavaudant aux commandes et vous sur le plateau, dans le rôle de Lancelot, c'est ça?
C’est ça, avec Elodie Buisson dans le rôle de La Dame du lac et Frédéric Roudier dans celui de Carlton. Je suis très heureux à l’idée de m’inscrire dans cette aventure poétique dans le contexte actuel et son paysage théâtral. Il me semble, avec ce spectacle, que je signe quelque chose dans mon parcours. Nous avions décidé de tenter l’aventure coûte que coûte avant que Georges Lavaudant, sur une impulsion d’Ariel, me propose de nous filer un coup de main et que Jean Varela, attentif et bienveillant, intervienne de manière décisive à la faisabilité du projet. Ce dernier et nous-mêmes, nous réjouissons de cette collaboration.
"Le Rosaire des Voluptés épineuses" est-elle à l'origine une pièce de théâtre?
Oui, il s’agit bien du titre de l’œuvre de vingt-sept pages qu’on trouve à la suite "Des proies aux chimères" dans "Ecrits chez Christian Bourgeois". Cette pièce de théâtre n’a jamais été montée, ce sera une création.
Pourriez-vous nous parler davantage de l'écriture de ce poète et écrivain surréaliste?
Mort interné volontaire à l’hôpital Saint Jean de Dieu à Lyon en 1981, la vie de Stanislas Rodanski est déroutante. Né en 1927 à Caluire, raflé et prisonnier des allemands au camp de Mannheim en 1944, il séjourne ensuite à Mégève, revient à Paris et entre chez les surréalistes en 1947; il en sera exclu presque un an après avec ses proches, Alexandrian, Bouvet, Brauner, Jouffroy, Tarnaud. C’est une grande désillusion. En 1948, il fait une tentative de suicide à deux avec Béatrice de La Sablière. Il s’est engagé au mois de juin de la même année chez les commandos parachutistes, peut-être dans le but de pouvoir sauter au-dessus de l’Indochine et rejoindre son obsession, Shangri-là, au Tibet. C’est la vallée inconnue, la citée cachée et fictive du film "Horizons perdus" de Franck Capra qu’il avait vu à dix ans dans un cinéma appartenant à son grand-père. Shangri-là, une obsession qui marquera toute son œuvre. Finalement il déserte. "Horizons perdus", HP, comme Hôpital psychiatrique. Se poursuivent des errances tourmentées à coups de stupéfiants. Son comportement insaisissable lui vaudra plusieurs arrestations et séjours en hôpital pour être interné définitivement la nuit du 31 décembre 1953 au 1er Janvier 1954 le restant de ces jours, soit exactement au milieu de sa vie, vingt-sept années dehors, vingt-sept autres dedans, s’enfonçant dans le silence. Il a laissé derrière lui presque comme un jeu de pistes : des carnets, des cahiers, des écrits chez ses proches - et parmi eux, Julien Gracq, qui se chargeront de les réunir et de les éditer.
En 1975 est édité son romancero d’espionnage "La victoire à l’ombre des ailes". Voici ce que dit Julien Gracq pour qualifier lʼœuvre de Rodanski : « Intégralement vécue hors du plan rationnel et du plan volontaire et quête peut-être, au-delà de la surréalité, dʼune réintégration à lʼesprit, il y a là le procès-verbal dʼune des aventures les plus chargées dʼenjeu qui ait été poursuivie dans la lumière du surréalisme, une des très rares qui nʼait pas reculé devant la traversée de ses paysages dangereux et qui en ait affronté les derniers risques. » Lʼécrivain Stanislas Rodanski est un desdichado (malchanceux), desperado, pistolero de l’aventure surréaliste, une tête brulée à l’image d’un de ses modèles Jacques Vaché. Il laisse derrière lui, après une vie accidentée, une œuvre emplie d’une densité poétique rare. Une écriture éblouissante et sombre à la fois, comme nimbée dʼune lumière surnaturelle, qui procure au lecteur une impression fascinante, presque hypnotique. Sous lʼemprise de son écriture tantôt automatique et tantôt surveillée, nos imaginaires de lecteurs foisonnent dʼimages et de tableaux accompagnés de sensations uniques. Sʼil y est question par exemple dʼune forêt, ce sera « une forêt tropicale sous la neige dans une ambiance climatisée. » On a toujours lʼimpression que quelque chose se trame à l’ombre de sa plume, avec en arrière-plan, un décor de série B, somptueusement trouble, hanté par des personnages mythiques comme La dame du lac, Lancelo(t), Tristan, avatars de l’auteur, qui se confondent avec les faits divers policiers des journaux quotidiens. Toute son écriture semble marquée du sceau de lʼénigme et ouvre les portes du jeu mystérieux des correspondances. Spécialiste de l’oxymore entre autres, « La beauté, voilà lʼhorreur », dit-il. En somme, me référant à celui qui en résume si bien l’étrangeté, Julien Gracq : « Une continuité ainsi se rompt, un silence parfois interminable s’installe, où le fil de la vie cesse de courir, mais où roulent et se prolongent des échos que je n’ai entendus nulle part aussi spacieux. Un suspens aigu de l’oreille s’interroge et s’inquiète à ces cassures de la page écrite qui se soucient si peu des jointures admises. Et la présence constante et toute proche au-dessous de nous, à la verticale, des grands fonds de l’esprit, peu de choses me l’ont jamais rappelées autant que la manière étanche qu’il avait, lors de ses apparitions espacées, de naviguer à travers une vie courante tous feux éteints, le sillage de questions quʼon voyait sʼélargir derrière elles et lʼimpossibilité où elles laissaient après lui, d’essayer vraiment de faire le point ! » Et tout cela opère comme un charme. Je signale le très beau documentaire réalisé par Jean-paul Lebesson et Bernard Cadoux intitulé "Horizon perdu" avec la participation de Gabriel Monnet. On le trouve dans l’ouvrage "Rodanski éclats d’une vie" qu’ils signent avec François-René Simon peu avant sa mort en 1981 et la sortie récente d’un livre de Bertrand Lacarelle, "La taverne des ratés de l’aventure".
De quoi est-il question dans cette pièce? Stanislas Rodanski signait certains de ses textes sous le nom de Lancelo(t)...Incarnerez-vous, d'une certaine manière, l'auteur du texte lui-même?
Il signait non seulement Lancelo(t) ses textes mais aussi sous les pseudonymes de Domino faber, Tristan, Patrice Turo, ou encore Nemo, et Astu.( à cause de niesztche ?). La mort plane dans "Le Rosaire des Voluptés Épineuses", la Mort et lʼHamour comme il lʼorthographie. Ces deux thèmes sʼincarnent dans une femme, comme fantasmée, aux allures parfois hitchcockiennes. Une « femme-chimère » comme chez Edgar Allan Poe, énigmatique... Lʼénigme est le point dʼorigine et le point dʼachoppement de ses écrits et de la pièce en question. Une sensation dʼeffroi règne dans les paysages devant lesquels les deux protagonistes principaux évoluent. Même si on songe vaguement à Merteuil et à Valmont, ce sentiment sʼévanouit vite devant les figures surréalistes que sont Lancelot et La Dame du Lac. Ils entament devant nous un chant poétique secret, délivré dans lʼintimité dʼun dîner aux allures de funérailles, récentes ou lointaines, un chant dépité « sur les délices de lʼhamour » dédié à « ces zones intermédiaires dans le champ des cendres solaires »… ou tout simplement, pour nous, comme un dernier refuge possible, dans la lumière du théâtre. Chant en quête d’un paradis perdu, chant dédié à ces entrelacs, où le rêve et la réalité se confondent comme la terre et l'océan se tuilent, au loin, derrière la baie vitrée de lʼhôtel de lʼHorizon, là-bas, sur la grève, où, peut-être, s'écrit la poésie signée Stan.(1)
Comment, d'ailleurs, cet auteur est-il arrivé jusqu'à vous?
Je découvre l’auteur Stanislas Rodanski en rejoignant l’équipe de Georges Lavaudant pour "l’Orestie" d ’Eschyle en 1999. Une journée lui est consacrée au Théâtre de l’Odéon à l’occasion de l’édition des Ecrits de Stanislas Rodanski chez Christian Bourgeois. Je ne comprends pas grand-chose à cette écriture mais je sens instinctivement qu’il y a là une puissance poétique très forte. J’apprends aussi lors de cet hommage, qu’Ariel Garcia Valdes, qui m’avait alors conseillé à Georges Lavaudant, a créé un spectacle inoubliable en 1981 à partir du texte "La victoire à l’ombre des ailes". Je conserve alors l’ouvrage de Rodanski pendant des années et le feuillette assez régulièrement comme un texte mystérieux à déchiffrer. Il ya deux ans en me replongeant dedans, je lis le texte "Le rosaire des voluptés épineuses" qui présente tous les signes d'une pièce de théâtre et suis sidéré par son étrange beauté. Je m’immerge depuis dans son écriture que je qualifie d’inouïe, de jamais entendu. Pour ma part, c’est peut-être l’un des plus grands écrivains français.
Vous avez déjà travaillé à plusieurs reprises avec Georges Lavaudant, notamment dans son Cyrano de Bergerac où vous interprétez Christian. Dans quelle mesure son esthétique théâtrale répondra-t-elle selon vous à celle que vous souhaitiez mettre sur le plateau?
"Le Rosaire des voluptés épineuses" sera ma quatrième collaboration avec Georges Lavaudant après "L’Orestie", "La Mort de Danton" et "Cyrano de Bergerac". Je ne vais pas tenter l’impossible mission de résumer la carrière de Georges Lavaudant. Il est le metteur en scène qui, à coup sûr, connaît le mieux l’œuvre de Rodanski. Quand nous avons travaillé sur une première période de répétitions avant sa collaboration, nous nous disions parfois « Georges Lavaudant ferait peut-être ça comme ça ». Notre projet change d’envergure avec sa venue. Son esthétique théâtrale souvent peuplée de spectres, d’une grande tenue poétique et scénique est la plus à même d’éclairer l’étrange splendeur de ce texte. Georges Lavaudant est d’ailleurs un grand éclairagiste. Il signe les lumières de ses mises en scènes.
(1) Voici ce que dit de cette pièce Daniel Loayza, dramaturge de Georges Lavaudant: "Dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier 1954, Rodanski a ponctué sa vie en deux moitiés définitives : vingt-sept ans hors de l'asile puis vingt-sept ans au-dedans, jusqu'à sa mort en 1981. Quelques amis ne l'oublient pas. Dès 1966, les publications de textes devenus introuvables ou d'inédits se succèdent. Parmi ces derniers, Le Rosaire des voluptés épineuses clôt le recueil Des Proies aux chimères, qui paraît en 1983. De quand date ce texte ? (Au fait, qu'est-ce que la date d'un texte : celui où on l'écrit, où on le signe, où on le dit, où on le joue ?) Rodanski le destinait-il à n'être connu qu'à titre posthume ? Est-il sûr qu'il soit achevé, ou ne se présente-t-il qu'à l'état de fragment ? Nous n'en savons rien. Les vingt-sept pages qu'il occupe dans le volume des Écrits (Christian Bourgois, 1999) ne répondent à aucune question. Au contraire, l'énigme elle-même y devient un personnage. Voici son apparition : « L'énigme au corps de jeune fille est ailée comme un ange et fuit avec le temps. Elle remonte à ses sources, dans les hauteurs du matin calme, dans le haut des pentes elle combine mes éveils. Elle hante les neiges éternelles. Pareille à elle-même, elle se retrouve à l'origine, derrière le poison que donne la vie, elle se retire ; elle soustrait le nombre de vies en grand gala. Démêlant les pleins et les déliés prétentieux des écritures, se riant des jambages effrontés comme de tout ce qui fait corps avec le sens, ignorée, elle va froidement son chemin. Elle est au bout de la ligne droite comme un insecte parfait sur une bande de gaze. Elle naît de la chrysalide des neiges. C'est la figure de la vie, réduite à sa plus simple expression, sous la forme dernière de l'inceste, du flocon ». Il faut entendre la voix de Rodanski ; et pour cela, il faut y entrer, littéralement, comme dans un espace. L'énigme s'y incarne, ouvre des ailes et s'échappe. L'énigme est comme un ange qui aurait bien un sexe – celui d'une « jeune fille » : un sphinx, donc, un être des hauteurs froides, un spectre des neiges. Le nom de cette énigme n'est jamais prononcé ; le message que cet ange transporte n'est jamais révélé. Peut-être ce nom et ce message se confondent-ils avec ce corps insaisissable, tandis qu'il se dépose sur la blancheur neigeuse de la page, phrase après phrase, au fil de la voix de Rodanski. L'énigme selon le poète est presque toujours en mouvement : ailée, elle fuit, remonte, se retrouve et se retire ; elle se rit des méandres de la phrase qu'elle traverse « comme de tout ce qui fait corps avec le sens » – expression superbement énigmatique dans son laconisme, car l'énigme, si l'on ose dire, énigmatise tout ce qu'elle effleure : faut-il comprendre qu'elle se délivre du sens, ou qu'elle délivre le sens même ? Par elle, toutes les courbes de la syntaxe s'achèvent en une ligne droite au bout de laquelle on la retrouve encore en train de naître ou renaître, insecte surgissant de sa chrysalide, pure métamorphose. Et au terme du voyage, interdite comme l'inceste, on la retrouve légère et multipliée comme le flocon. L'énigme ne se résout pas. On peut tout au plus l'éprouver. On peut répondre à son appel, autrement dit la suivre, accompagner sa fuite. Tout le texte de Rodanski s'inscrit et se défait dans son sillage. Chemin faisant, le poète sème d'étranges lieux : grands hôtels, chartreuse, autostrade et statues mégalithiques de l'île la plus lointaine, collines bleues à l'horizon, jardin endormi sous la neige, Villa des Mystères... Quelque part dans ce « dédale », la voix de Lancelot commence une phrase que la Dame achève pour lui « dans une chambre à coucher monumentale ». Un dialogue se noue, qui n'en est pas tout à fait un, entre un personnage et celle qu'il rêve peut-être, à la fois présente, passée et encore à venir ou à revenir, sous plusieurs noms : Dame du Lac, Bella Donna ou Imago. Peut-être qu'il l'a tuée ou la tuera, elle ou une autre, à force de lui faire jouer la mort. Peut- être que vie et mort échangent leurs masques, de même que rêve et raison, douleur et volupté renoncent à toute opposition trop simple. Est-on dans une cérémonie, dans un rituel tenant du sacrifice, du supplice, de la prise de voile ? Ce qui se bâtit, on croit l'entrevoir, c'est un lieu hors du monde trop plat et de la vie qui « a le style d'un télégramme », outre-monde ou « autre vie » où la Dame peut enfin se dire « merveilleusement solitaire avec ta morne voix de spirite en transe » – où elle et Lancelot seront « aussi isolés que les politiciens qui discutent la paix au Pays du Matin Calme ». Isolés : dans une île, à l'abri. Dans l'asile d'un texte, nus dans leurs corps de mots, soustraits aux atteintes de ce qu'on appelle l'existence. Or le seul lieu au monde qui soit hors du monde, c'est le théâtre. Le Rosaire des voluptés épineuses, pli après pli, est bien la crypte théâtrale de Rodanski, qu'il referme sur ses figures en les restituant à leur liberté d'ombres, dans une ultime et très belle didascalie : « Ils s'en vont par l'enfilade de pièces et d'innombrables rideaux retombent sur eux, laissant planer l'ombre d'un doute. N'y a-t-il plus personne ? On croit voir disparaître le spectre de la lumière artificielle. » Ainsi le texte qui s'ouvrait sur un unique « rideau vert d'eau », peut-être translucide, s'achève sur des rideaux « innombrables ». Le théâtre n'a pas ici vocation à tendre un miroir au monde. Il est, comme disait Baudelaire, anywhere out of the world, et les êtres évanouis, devenus « ombre d'un doute », paraissent s'y affranchir des lois de la présence même. Théâtre tissu de poème, ni dedans ni dehors, il n'a pas à s'embarrasser d'être impossible, puisque c'est en lui, dit la Dame, que « je me vois dans tes yeux regarder l'inconnu en face, avec ce visage étranger au monde et mien ». Et c'est là, pour toute réponse, qu'elle peut enfin venir lui dire : « je me tiens pour toi seul au bord de cette fenêtre, pleine de lune. »
Crédit-photo: Photos d'une première période de répétitions - Le Rosaire des Voluptés épineuses
Dates de représentation:
- Le Rosaire des Voluptés épineuses , les 3, 4, 5 et 6 juin 2016 au Printemps des Comédiens - Montpellier