La passion suspendue : Alfredo Arias et Marguerite Duras
- Écrit par : Catherine Verne
Par Catherine Verne - Lagrandeparade.com/ On sait qu’on est au théâtre. Tout y est. Le cadre de la scène, quadrillé au sol, assigne sa place à chacun par des marques nettes, lui déroulant à force balises, le parcours à suivre pour bien interpréter son texte, fût-ce en négociant un fragile équilibre pour cette « première » exposition au public.
Le souffleur même y figure, dans un retrait manifeste qui le désigne plus encore. Tout le dispositif mis en œuvre sert le projet : il s’agit de jouer de la littérature durassienne dont le relief dense se hérisse d’accents heurtés. Place donc à un rythme éclaté qui prévoira de la place pour les vides, les trous que Marguerite Duras disait avoir en elle. De fait, une foule de sujets sera abordée, comme dans une scène de rue donnant à voir la désarticulation des passants. Très vite, un flux oral et gestuel s’élève entre comédiens, qui tantôt s’accélère, tantôt s’évanouit d’une porte à l’autre ou dans le fracas de chaises jetées au sol – n’évoque-t-on pas, pour décrire l’intensité de tels entretiens, l’expression « à bâtons rompus » ?
On est au théâtre parce que, vraiment, Marguerite Duras avait quelque chose de très théâtral. C’est donc un metteur en scène qui rend ici hommage à l’écrivain, toujours un peu muet sans l’artifice béni de la plume et du projecteur. Et quel metteur en scène ! Alfredo Arias lui-même, l’argentin en chair et en os, en lieu et place de son sujet qu’il incarne moins, qu’il ne le met, littéralement, en scène. Aussi l’homme ne se travestira-t-il pas devant le public en femme pour en mimer l’insondable figure, pour faire semblant, comme si Marguerite Duras paraissait se trouver là ce soir, 5 novembre 2019, devant le public du théâtre Jacques-Coeur. On sait très bien que non, elle ne saurait y être. On est en pleine re-présentation.
Outre le dispositif explicite qui signale par sa matérialité scénique la sincérité du projet théâtral, deux pupitres en bord de scène rappellent qu’il est question de respecter une partition où trouvera place la musique, y compris celle du silence. Une chorégraphie règle le pas de deux, alterne étreintes et évitements quand le duo danse, relance la solitude ou met dos à dos, l’un et l’autre, les comédiens comme les deux faces d’une identité qui s’évite. Qui tente-t-on ainsi d’approcher ? Comment (se) représenter Marguerite Duras ? Sa personne est l’absente de toute scène. Seule sa mémoire peut se trouver ravivée, à force répétitions, patiemment harcelée par une journaliste italienne de sorte que la parole enfouie se libère.
Leopoldina Palotta della Torre voulait rencontrer l’auteur de « L’amant ». C’était après le succès mémorable de ce roman qui, lui non plus, n’a pas grand-chose de commun avec l’histoire authentique si l’on considère que, dans la vraie vie, Marguerite s’est tue ; c’est seulement par le livre qu’elle se raconte. C’est encore dans un livre, récemment paru chez Seuil, que René Ceccatty traduit en français ces entretiens où Marguerite Duras a confié tel et tel ressenti intime et autobiographique, telle ou telle critique de ce monde courant à sa perte, qui est toujours, voire plus que jamais le nôtre bien qu’elle ne l’habite plus, telle ou telle opinion sur Lacan ou non-opinion sur Cocteau… Alfredo Arias lit ce livre, et s’en inspire en résidence d’écriture lattoise pour monter la pièce « La passion suspendue », où la comédienne Laure Duthilleul lui donne la réplique. Si c’est du pur Arias, ce spectacle, on se souvient du film d’Alain Resnais dont l’écrivain a écrit le scénario : « Hiroshima », c’était le film d’un autre ; c’était en même temps le sien. Aucun doute, « La passion suspendue », pour être l’œuvre d’un autre, fait bien parler Marguerite Duras.
Une leçon de mise en scène éblouissante, qui sait se désigner en tant que telle pour mieux s’effacer sous le sujet qu’elle venait honorer. Et le public ne s’y trompe pas, qui saluera autant de talent par des applaudissements vibrants. C’est bien à cela, aussi que se signale l’excellence du théâtre, par ce rappel : l’artifice sert l’authenticité.
La passion suspendue
Mise en scène : Alfredo Arias

De Marguerite Duras – Entretiens avec Marguerite duras par Leopoldina Pallotta Della Torre

Traduction : René de Ceccatty
Assistant à la mise en scène : Olivier Brillet
Avec : Laure Duthilleul & Alfredo Arias
Une production du Groupe TSE
Durée du spectacle : 1h10
Dates et lieux des représentations:
- Le 5 novembre 2019 au Théâtre Jacques Coeur ( 34)