Premier amour : quand Sami Frey parle le Beckett…
- Écrit par : Serge Bressan
Par Serge Bressan - Lagrandeparade.fr / Dans la pénombre, une porte s’ouvre. Au fond, près du mur bronze métal, deux bancs. Régulièrement, vrombit une alarme lumineuse. Vêtu d’un long trench coat sombre, sac vert en bandoulière dont il en sortira à un moment une banane, clochard céleste, il entre. S’assied. Dit : « J’associe, à tort ou à raison, mon mariage avec la mort de mon père, dans le temps. Qu’il existe d’autres liens, sur d’autres plans, entre ces deux affaires, c’est possible. Il m’est déjà difficile de dire ce que je crois savoir ». Se lève. Poursuit : « Je suis allé, il n’y a pas très longtemps, sur la tombe de mon père, cela je le sais, et j’ai relevé la date de son décès seulement, car celle de sa naissance m’était indifférente, ce jour-là »… La voix est chaude et profonde, unique, à des milliers reconnaissable instantanément. Pour la troisième fois en dix ans avec « Premier amour », Sami Frey parle le Beckett. Pour la troisième fois, crinière brune tirée, élégance éternelle à 81 ans, l’acteur sert, mieux : incarne les mots du romancier, poète et dramaturge irlandais.
Sur scène, Sami Frey raconte un jeune homme pris entre la mort récente de son père, la découverte du premier amour et même la naissance d’un fils. Ah ! l’amour, la grande affaire… « Ce qu’on appelle l’amour c’est l’exil, avec de temps en temps une carte postale du pays », dit le jeune homme. Il y a de l’humour- féroce, comme toujours chez Samuel Beckett, comme dans ce « Premier amour » écrit en 1945, un des premiers textes qu’il a écrit en français. Le personnage, cet homme qui va et vient sur la scène, qui se lève, s’assied, a rencontré l’amour, le premier amour avec Lulu. On croit comprendre qu’elle est prostituée…
Ce jeune homme confie être retourné au cimetière sur la tombe de son père, « pour relever la date de sa naissance. Ces deux dates limites, je les ai notées sur un morceau de papier, que je garde par devers moi. C’est ainsi que je suis en mesure d’affirmer que je devais avoir à peu près vingt-cinq ans lors de mariage »… On comprend aussi que sa vie n’a rien d’extraordinaire. Une vie tout ce qu’il y a de banal. Ponctuée par la naissance de ce premier amour- mais aime-t-il vraiment Lulu ? A un moment, il confie : « C’est dans cet étable, pleine de bouses sèches et creuses qui s’affaissaient avec un soupir quand j’y piquais le doigt, que pour la première fois de ma vie, je dirais volontiers la dernière si j’avais assez de morphine sous la main, j’eus à me défendre contre un sentiment qui s’arrogeait peu à peu, dans mon esprit glacé, l’affreux nom d’amour ». La bouse qui se dégonfle en séchant- métaphore de l’amour…
Les mots de Samuel Beckett sont acides, mordants, follement dramatiques. Aussi magnétique que bouleversant, le texte vole haut. Tout au long de l’heure et des vingt minutes que dure la représentation, l’autodérision est là , encore et encore, furieusement prégnante. Par la grâce de l’immense acteur que demeure Sami Frey. Immense acteur, oui- mieux encore : animal sauvage seul en scène, il ne regarde pas le public. Pas besoin : avec les mots de Samuel Beckett, Sami Frey s’immisce en chacun de nous, spectateurs aussi enchantés que bouleversés par ce « Premier amour »…
« Premier amour » de Samuel Beckett
Mise en scène- interprétation : Sami Frey
Lumières : Frank Thévenon
Durée : 1h20.
Dates et lieux des représentations :
- Du mardi au samedi, 19h. Dimanche, 11h. Jusqu’au 3 mars 2019 au Théâtre de l’Atelier ( 1 Place Charles-Dullin, 75 018 Paris ) - Tél. : 01 46 06 49 24 - http://www.theatre-atelier.com