Charles Gonzales devient Camille Claudel : un hommage magnifique à celle qui jamais n’a renoncé
- Écrit par : Odette Martinez Maler
Par Odette Martinez Maler - Lagrandeparade.fr/ Pour notre plus grand bonheur, Charles Gonzalès reprend, jusqu’au 16 avril, son spectacle "Charles Gonzales devient Camille Claudel", premier volet de la trilogie « Camille Claudel, Thérèse d’Avila, Sarah Kane » qu’il avait créée en septembre 2001 et consacrée à trois figures de femmes incandescentes vouées à l’amour, à l’art, à l’absolu. Sur la petite scène du Théâtre de poche Montparnasse, pendant 1h 20, le comédien, seul dans un décor dépouillé à l’extrême, met en voix et en lumière quelques unes des lettres bouleversantes que Camille Claudel, adresse à Rodin son maître et amant, à Paul son frère tant aimé, au critique d’art Mathias Morhardt, au fondeur Eugène Blot, au docteur Michaux et à sa mère.
Camille Claudel (1864-1943), l’une des rares femmes qui, en cette fin de 19ème siècle français si moralisateur, ose affirmer son désir de sculpter la pierre, frapper le marbre, ciseler l’onyx: gestes d’hommes réservés aux hommes. Et c’est dans l’atelier d’Auguste Rodin, qu’elle travaille, dès 1885, en particulier à l’exécution des Portes de l’enfer et au monument des Bourgeois de Calais, dévouée corps et âme à son art, au service du maître et cela, au détriment de sa propre œuvre pourtant si fertile et si originale. Or à cette audace créatrice qui transgresse les assignations liées à son sexe, Camille ajoute celle d’oser aimer sans mesure, en dehors les liens sacro - saints de la conjugalité.
Á celle qui franchit ainsi les frontières de la bienséance, se risquant à l’élan de son amour, à celle qui brûle tous ses vaisseaux dans sa quête de beauté, à celle qui tente de frayer sa propre voie inventant un style neuf, choisissant des thèmes inédits (La Valse, La Petite Châtelaine) : rien ne sera épargné. Ni le désaveu de sa famille, surtout après la mort du père, un conservateur des hypothèques provincial, lecteur passionné de Rimbaud et son plus précieux soutien. Ni la défection affective et finalement l’abandon de Rodin, homme marié, infidèle et attaché à son ménage. Ni la détresse physique et morale. Ni, pour finir, la déchéance au fond des asiles d’aliénés où on l’enferme à partir de mars 1913 à Ville -Evrard puis à Villeneuve-lès –Avignon où elle attendra trente ans durant jusqu’à son dernier souffle, qu’on la libère, espérant la venue de Paul, convoitant la douceur d’un retour au pays de l’enfance: ces chemins de Villeneuve, dans l’Aisne où elle chapardait la glaise de ses premières esquisses.
Avec une infinie subtilité Charles Gonzalès fait revivre, pour nous, cette traversée de la grâce et du malheur, depuis l’effervescence amoureuse et artistique jusqu’à l’enfermement final. Au fil des lettres, par une étrange transmutation de son corps et de sa voix, et comme s’effaçant lui - même, il nous révèle, tour à tour, la jeune femme éprise et ivre d’espoir, défricheuse, conquérante; puis celle qui, après 1898, prenant ses distances avec le Maître se bat pour forger et imposer son langage personnel envers et contre tous; mais encore la femme mûre tapie dans son atelier du 19 quai de Bourbon à Paris, en butte à mille tracas, peu à peu gagnée par la maladie, la peur d’être volée, plagiée: sur la scène, alors, l’espace se rétrécit, peu à peu traversé de cordes qui s’emmêlent, se nouent, s’enroulent telles une immense toile d’araignée qui enserre Camille; enfin plus poignante qu’aucune autre, le comédien incarne la vieille femme assise sur sa chaise au seuil de l’asile, le regard tourné vers cet ailleurs improbable d’où viendront peut-être un jour ce frère poète et dramaturge triomphant (Tête d’or est couronnée de succès), cette mère lointaine, silencieuse, et si absente qu’elle caresse pourtant du bout des mots.
Comme sur un fil de funambule, les lettres lues par Charles Gonzalès sont jetées au bord du vide. De la réponse de ces destinataires – si elle existe - nous ne savons rien. Les mots de Camille sculptent dans la solitude d’étranges créatures, ils forment des ritournelles, débordent dangereusement…
Cependant rien dans le jeu de l’acteur ni le choix des lettres qui soit de nature à réifier celle que la logique de l’assignation psychiatrique a autrefois « incarcérée » - comme elle le dit elle même - au titre de sa « folie », suite à « ses accès de délire paranoïaque ».
Telle est l’alchimie de ce spectacle époustouflant: ici le corps ombreux d’un homme nous plonge dans l’âme d’une femme unique, pour nous faire éprouver, par delà les murs de l’asile, sa pensée, ses sentiments, ses rêves, ses vertiges.
Au delà du destin tragique de Camille Claudel, ces lettres décrivent parfaitement la machine à broyer les individus que sont ici la famille, le marché de l’art, l’asile. Elles expriment, sans détour, la violence symbolique de ces institutions et des rapports de domination machiste. Or la mise en scène de Charles Gonzalès ne transforme aucunement Camille Claudel en porte-drapeau ni en symbole abstrait prétexte à quelque démonstration féministe. Elle n’enferme pas davantage Camille dans une figure pathétique de victime. Dans ses lettres Camille crie, dénonce, debout sur sa colère; elle supplie, elle appelle mais dans la supplique même, on entend toujours la hauteur de son chant.
Il faut saluer pour finir l’intelligence et la rigueur qui transparaît dans le choix et le montage des lettres: un choix qui ne lisse pas les aspérités ni la part sombre du personnage, qui évite de faire de Camille Claudel une icône martyre unilatéralement sublime. Ainsi dans ce travail d’archives privées qui sous-tend l’écriture de sa performance, Charles Gonzalès a gardé les lettres où Camille écorchée conspue « le huguenot » (Rodin), « le juif »: traces du milieu social d’où elle vient et qui a châtié sa propre différence, sa prétention insolente à devenir elle-même, créatrice ?
Aucune complaisance donc dans ce qui n’est ni une biographie romancée, ni une pièce didactique. Ce que nous offre Charles Gonzales devient Camille Claudel est un hommage magnifique à celle qui jamais n’a renoncé.
À écouter ses dernières lettres, on devine souffle coupé, la survivance d’une luciole fragile qui brille encore dans la nuit, un éclat unique qui ravive en nous une flamme de vie, de liberté ...
Charles GONZALÈS devient Camille Claudel
CONCEPTION, MISE EN SCÈNE ET INTERPRÉTATION : CHARLES GONZALÈS
Lumières : Mohamed MAARATIÉ
Costumes : Ateliers ACERMA ; Porte de Montreuil et Pascale BORDET
Dates et lieux des représentations:
- Jusqu'au 18 juin 2018 au Théâtre de Poche ( 75, Boulevard du Montparnasse, 75006 Paris)