Antoine Wellens : les trois coups de la carotte
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ Est-ce qu'un cri de lapin qui se perd dans la nuit peut encore effrayer une carotte? est l’histoire d’un père de famille, acteur de sa propre histoire, qui rentre d’une soirée arrosée à la campagne. Chemin faisant, ce père encore déguisé en lapin, croise dans la lumière de ses phares un lapin, il fait une embardée et voit alors sa vie dans un défilé de souvenirs chaotiques et désordonnés, dans le temps dilaté de l’accident. Mais qui parle ici ? Le père lapin ? Le lapin ? L’acteur lapin ? Et surtout qui va mourir ce soir ?
Encore une création multivitaminée d'Antoine Wellens, une sorte de "Carrot instinct" où les élucubrations théâtrales vont aller bon train pour la plus grande curiosité des spectateurs...Vous n'y aviez jamais encore pensé? La Cie Primesautier l'a fait! Laissez-vous tenter...ça rend intelligent la carotte!
Tout simplement d'abord, comment est née cette histoire ?

Est-ce qu’un cri de lapin qui se perd dans la nuit peut encore effrayer une carotte ? est un texte qui a vu le jour en avril 2008 dans le cadre d’une résidence de création en lycée agricole ayant pour thème « Nature Sensible ». Lors de notre résidence au lycée Frédéric Bazille de Montpellier, Virgile Simon (Acteur) et moi-même avons travaillé avec ce que nous rencontrions sur le terrain, les programmes scolaires et les animations propres au lycée (rencontre en classe de philo, avec les CFA paysagistes, animations autour des conduites à risques, classe de français, atelier théâtre, étudiants en œnologie…). Une fois toute cette matière collectée, nous nous sommes attelés à la construction d’un texte cherchant la cohérence dans le travail effectué avec les élèves, ainsi que la poétique se dégageant de ces multiples langues, de leurs accidents langagiers et de leurs questionnements sur la nature et la culture, sur le regard qu’ils posaient sur ce monde et eux-mêmes. Entre nature et culture il m’a semblé cohérent de construire une histoire sur le besoin de se définir avant de mourir. J’ai donc imaginé, pour rendre compte de la richesse et de la complexité des idées, une curieuse mise en abyme entre un acteur déguisé en lapin qui rentre d’une soirée arrosée à la campagne et qui croise dans les phares de sa voiture un lapin qui traverse la route. Il fait une embardée et dans le temps dilaté de l’accident les trois niveaux de parole se mélangent. A savoir celui du lapin, celui du personnage rentrant saoul d’une soirée et celui de l’acteur. Il en résulte donc un texte à triple narration où toute la matière textuelle se contamine de niveau en niveau, tournant autour d’un acteur mettant son corps au service du plateau et faisant l’expérience de ses propres masques : « Mon corps comme un champ de bataille et d’expérimentation ouvert aux possibles, déjà en train de mourir, mais palpitant encore de cette envie d’être et d’exister ». Le cœur de ce travail est bien d’éprouver sa condition d’être humain, animal curieux s’il en est, acteur de lui-même, cherchant sans relâche par l’art théâtral à se définir et freiner le rythme infernal de ses métamorphoses.
Il y a visiblement un dispositif scénique interactif avec lequel l'acteur doit créer une chorégraphie....pourriez-vous nous en dire d'avantage?

Oui, partant de la situation scénique initiale, un homme dans sa voiture, nous avons conçu avec les plasticiennes de la cellule Sorin-Rétière, un dispositif scénique interactif, spécialement destiné à l'acteur, sa création, ses mouvements, ses intentions… Ce dispositif est fait pour retrouver et évoquer le rapport entre l’homme et sa voiture (mettre les clignotants, freiner, allumer l’autoradio…) Comme lorsque l’on conduit, lui seul a le contrôle de l'éclairage, et du son… Il déclenche tous les éléments esthétiques de son histoire. Il s'agit de lui confier intégralement le fil de la narration et de montrer l’acteur au travail, opérant ses propres choix sur le plateau par et pour les besoins de la fiction. Cette scénographie inscrit donc l’acteur au cœur de son monde, l’obligeant à l’interaction avec son espace, à une réalité renforcée au cœur même de la fiction. En étroite collaboration avec lui, nous avons donc choisi d'élaborer un espace neutre et restreint pouvant devenir tour à tour et selon son bon vouloir les différents lieux évoqués dans la pièce : le plateau, la voiture, le jardin, le clapier, la route… chaque lieu étant caractérisé par un éclairage, une ambiance sonore. Ce système permet de mettre en avant les décalages et incertitudes du texte : un humain dans une voiture ? Un lapin dans une voiture ? Un humain déguisé en lapin dans une voiture ? Un lapin sur la route ? A l'hôpital ou dans un jardin ? Dans ce projet, l’écriture, le jeu d’acteur, la scénographie, la musique et l’univers sonore (créés par le musicien Mikaël Gaudé) ont été traités comme autant d’éléments égaux qui se superposent et s’hybrident afin de faire apparaître dans son plus simple appareil, un théâtre dédié au déploiement poétique de la parole et de la complexité de la pensée.
Virgile Simon incarne tour à tour le père déguisé en lapin, le lapin et l'acteur lapin....Comment s'effectue le changement de personnages? ( accessoires, voix...?)

 C’est un travail délicat, sensible et mettant à rude épreuve la concentration, la logique et la patience de l’acteur. Celui-ci, au centre de cette nouvelle proposition, doit créer une véritable chaîne d’états, de masques, de contextes ainsi qu’un jeu avec le dispositif scénique interactif qui lui est dédié, et qu’il lui faut parvenir à maîtriser. Il évolue dans un espace physique et mental sensible qu’il commande entièrement par son corps et les mouvements liés à sa propre histoire, interrogeant et représentant les différents niveaux de la narration, nous faisant glisser avec jubilation et malice d’une parole à une autre, d’une réalité à l’autre, d’une image à l’autre. Il engage son travail dans une orchestration technique millimétrée où l’évocation et la suggestion d’émotions, d’intentions, permettent tour à tour d’incarner, de désincarner, une parole comme si cette dernière se construisait au fur et à mesure en lien direct avec le public, dans une certaine forme de complicité et d’intimité avec lui. Fidèle à notre théâtre réflexif et aux contaminations possibles entre l’acteur, son personnage, et la mise en scène, Virgile Simon travaille à un assemblage d’états fluide, cherchant dans son existence fictive à rompre avec cet état tragique de sa condition de personnage. En effet, ici l’auteur, l’acteur et le personnage parlent d’une même voix : « nous ne pouvons concilier l’ensemble de ce qui fait l’être ». Et le voilà donc « en bout de chaîne de production théâtrale, obligé parfois bien malgré lui de produire du sens et de l’image ».
Et...pourriez-vous nous expliquer le titre?

En écrivant le texte, j’ai croisé mon écriture avec ma délicieuse et éclairante lecture du livre de Jean Christophe Bailly « Le versant animal ». Livre qui tourne autour de notre relation à l’animal, comment nous sommes troublés par ce pouvoir qu'ont les animaux de nous regarder. Je cite d’ailleurs un extrait de ce livre dans le texte : « Les animaux assistent au monde. Nous assistons au monde avec eux, en même temps qu’eux. Cette communauté du sens de la vue nous apparie et nous apparente, elle pose entre nous la possibilité du seuil, Il ne s’agit pas de beauté, mais d’une intensité qui peut nous être rendue : le plus magnifique bois de pins ou la plus belle montagne nous résistent et sont inépuisables, aucun discours, aucune image n’en peuvent venir à bout. Mais ni la montagne ni la pinède, aucun objet et aucune plante ne peuvent faire ce que n’importe quel animal peut faire : nous voir et nous faire comprendre que nous sommes vus. Aucune solidarité, sans doute, ne s’ensuit, mais il y a malgré tout ce lien objectif des vivants qui se voient mutuellement et qui ont peur les uns des autres. Lever les yeux, c’est aussi ce qui cherche à échapper à la peur, ce qui tente autre chose que l’indifférence et l’avidité. Autre chose. Comme une curiosité nouvelle, nouvelle à chaque reprise. »[1] Il pose donc cette incroyable ligne de force esthétique : d’être vivant au milieu du vivant, voir et être vu ! Qu’est ce que voir et être vu ? Comment se définir entre l’homme et l’animal ? Entre l’acteur et le personnage ? Que nous rendent et en quoi nous provoquent ces regards, ces présences naturelles qui vivent au même titre que nous ? Peuvent-elles nous aider à nous définir par ricochets allègres ? Et ce monde posé là comme par erreur, est-ce bien le nôtre ? Alors oui, la question se pose encore et toujours une fois : Est-ce qu’un cri de lapin qui se perd dans la nuit peut encore effrayer une carotte ? Il y a derrière ce titre une certaine forme de naïveté visant peut-être à l’observation par le prisme artistique de ce que l’on oublie, à force d’habitude, de réinterroger. C’est ce que tente le texte, « décloisonner le sens commun pour se trouver ailleurs, autrement, autre part… ».
Enfin, auriez-vous quelques phrases à nous citer de ce texte pour nous donner un avant -goût ?

Avec grand plaisir… « Un lapin carnassier voilà ce que je deviens, je défie la nature, j’agis contre elle et je salope tout ce que je peux saloper afin d’avoir la sensation d’exister, tu entends toi qui parles à ma place ? Et hop ! D’un bond sournois je quitte la fiction pour jouer avec la réalité… Je pense qu’il faut codifier tout cela. Un langage à trouver et du temps pour réfléchir. Corps au repos et esprit ouvert sur une nouvelle question. Sur les murs de mon clapier théâtral des mots se forment : suis-je un corps ou ai-je un corps ? Pas de réponse dans mon rétroviseur. Peu de place pour bouger, la ceinture de sécurité me serre de près, l’esprit aux aguets et cette sensation que ma main agrippée au volant est un prolongement de mon esprit, que mon corps est un outil de ma pensée mais que cette pensée me vient bien de mon corps. Résultat : je ne suis plus un homme, je ne suis plus un lapin, je suis un serpent biblique se mordant sans cesse la queue. La boucle est bouclée et moi je suis perdu. Besoin d’une présence, de quelqu’un qui communique avec moi pour mes derniers instants. Ma femme et mon fils se préparent à crier, ils ont l’esprit ailleurs. Alors, je parle tout seul, je dis qu’on ne peut pas exister tout seul… n’est-ce pas ? Mes yeux, s’ils n’en rencontrent pas d’autres, ils ne voient plus rien ! » Et c’est là , je crois, un aspect essentiel du théâtre : se perdre dans le regard de l’autre pour qu’il donne un peu d’épaisseur et de sens à ce qui existe déjà .
EST-CE QU’UN CRI DE LAPIN QUI SE PERD DANS LA NUIT PEUT ENCORE EFFRAYER UNE CAROTTE ?
Auteur et mise en scène : Antoine Wellens
Avec Virgile Simon
Dispositif scénique interactif : Mikael Gaudé, Gaëlle Rétière et Élise Sorin
Production - Primesautier Théâtre : http://primesautiertheatre.org/
Texte édité aux éditions de l’appartement : http://www.leseditionsdelappartement.com/
Dates et lieux des représentations :
22h - Théâtre des Halles - Avignon / durée – 1h
Salle Chapiteau / Réservations : 04 32 76 24 51
Du 6 au 29 juillet - Relâche les 10, 17 et 24 juillet - Festival d'Avignon 2017



[1] Jean-Christophe Bailly, Le Versant Animal, Bayard.
L'interview du "lapin" ici : Virgile Simon : " Ce texte n’a pas cessé d’être un savon mouillé dans mes mains et une flaque d’huile sous mes pieds."