Voir du pays : la peinture incisive et sensible d'un microcosme à fleur de peau
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ Aurore et Marine sont amies depuis l'enfance et se sont engagées dans l'armée, filles de caractère venant d'un milieu modeste; elles reviennent d'Afghanistan. Avec leur section, elles sont amenées trois jours à Chypre dans un hôtel cinq étoiles, au milieu des touristes. Ce sas de décompression (une pratique de l'armée depuis 2008) avec, au programme, des séances de thérapie de groupe, des cours d'aquagym et de relaxation et des sorties en bateau, et qui est censé les aider à oublier la guerre, n'a pas toutes les vertus qu'on voudrait lui accorder. Très vite, la violence subie sur le terrain ressurgit et se manifeste sous diverses formes aussi sournoises les unes que les autres....
A la sortie de la projection du film de Delphine et Muriel Coulin, l'on est pétri d'émotions fortes entremêlées. Il faut dire que le scénario est habilement écrit, instaurant une atmosphère angoissante dans un petit coin de paradis. Les deux réalisatrices ont l'art de ciseler avec acuité les contrastes. L'image de ce corps d'armée en treillis qui traverse l'hôtel avec en fond de scène le bleu pur de l'horizon et le turquoise de l'énorme piscine est saisissante. Ensuite, on ne cesse de jouer avec les oppositions. Les corps travaillés et malmenés des militaires se superposent à ceux, dénudés et insouciants, des plaisanciers. A quelques centaines de kilomètres, deux réalités se heurtent dans l'âme épuisée de ces militaires : un monde à feu et à sang et un monde de plaisir et de légèreté.
Voir du pays soulève sans ménagement des questionnements de fond. L'intérêt d'abord des missions de l'armée...lorsque le film se termine, l'image de ces réfugiés que l'on véhicule dans des camions révèle l'ironie d'une humanité qui ne cesse jamais d'entrer en conflit. Le long-métrage évoque également le statut des femmes dans l'armée, peu protégées, obligées de se taire lorsqu'elles subissent des actes sexuels de la part de leurs collègues, souvent premières victimes des débordements d'humeur des hommes engagés. Ariane Labed incarne une Aurore touchante de sincérité et de force intrinsèque. On plonge dans ses yeux clairs et dans son sourire avec bonheur. Soko joue une Marine déstabilisante, jeune femme abîmée et endurcie. Ces deux actrices brillent au milieu d'un casting masculin de qualité ( dont cinq sont d'anciens soldats). Elles réussissent à montrer combien la présence de femmes puissantes peut mettre en mal la virilité de jeunes hommes malmenés par la guerre et qui cherchent souvent à surenchérir pour ne pas perdre la face. Le film, enfin, réfléchit sur la notion de mémoire et de souvenir. L'état-major imagine des séances en virtualité augmentée qui sont sensées permettre aux anciens protagonistes de revivre les combats et de s'en libérer. N'est-ce pas nier la perception subjective que l'on se fait d'un événement? Imagine-t-on qu'une simple séance peut gommer les souffrances imprimées sur le terrain?
Voir du pays est un long-métrage extrêmement pertinent que nous ne saurions que trop vous recommander. Delphine et Muriel Coulin instaurent une tension palpable et électrisante qui augmente crescendo et nous rappelent, au delà de ce portrait sans concession du microcosme spécifique de l'armée, que le danger vient souvent de l'intérieur et que la place de la femme en tant qu'égale de l'homme n'a pas fini d'être un combat à perpétrer.
Voir du pays
Festival de Cannes : Prix du meilleur scénario
Réalisation : Delphine et Muriel Coulin
Avec : Soko, Ariane Labed, Ginger Roman, Karim Leklou, Andreas Konstantinou, Makis Papadimitriou, Alexis Manenti, Robin Barde, Sylvain Loreau, Jeremie Laheurte, Damien Bonnard, Jean-Yves Jouannais, Pierre Deverines
Durée: 1h42
Sortie : 7 septembre 2016
Distribution : Diaphana Distribution
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