Madame Hofmann : « Pour être infirmière, il faut s’endurcir pour ne pas passer sa vie à pleurer »
- Écrit par : Romain Rougé
Par Romain Rougé - Lagrandeparade.com/ Sylvie Hofmann est une ancienne cadre infirmière avec 40 ans d’hôpital derrière elle. À l’orée de sa retraite et en pleine pandémie de Covid-19, le documentariste Sébastien Lifshitz l’a suivie pendant un an : de son long-métrage il ressort à la fois un joli portrait de femme et un triste constat de l’hôpital public. Nous avons rencontré Madame Hoffman à Montpellier lors du 45e Cinémed, où elle était venue présenter le film en avant-première.
Comment êtes-vous devenue l’héroïne d’un documentaire ?
En pleine épidémie de Covid-19, j’ai contacté une association d’entraide aux soignants parce que j’avais besoin d’un frigo pour la salle de repos. C’est cette association qui a donné mon numéro de portable à une directrice de casting qui cherchait des aides-soignants pour un documentaire. À l’époque, disons que j’étais un peu débordée, je l’ai donc mise en contact avec mes équipes. Puis Sébastien Lifshitz a quand même souhaité me rencontrer pour en savoir plus sur le fonctionnement du service. « Il veut me voir ? Il met un masque FFP2 et on parlera entre deux patients », ai-je dit ! Quelques temps après, la directrice de casting me rappelait pour me dire que ça avait « matché » avec le réalisateur : il me voulait dans le documentaire. J’ai dit « OK, mais il ne faut pas que tu me gênes ! » Ce à quoi il a répondu « aucun souci » et il m’a filmée une année entière…
Comment s’est passé le tournage au milieu de cette urgence permanente ?
Ce que je retiens, ce sont ces pauvres messieurs avec leur énorme caméra à l’épaule : comme je les plaignais ! Ils étaient souvent sur mon passage avec leurs perches et leur matériel mais moi, je les calculais à peine et ne ralentissais pas le rythme, je ne pouvais pas me le permettre. Cette pression quotidienne, on ne pouvait pas la fictionnaliser.
« Sébastien Lifshitz a découvert l’hôpital, je crois qu’il ne savait pas ce que c’était vraiment »
On a aussi l’impression que le réalisateur vous connaissez tant vos réactions sont parfois d’un naturel déconcertant…
C’est ce qu’on me dit souvent. Sébastien, c’est un amour. Quand on s’est rencontrés, je ne connaissais ni lui ni son travail… On a discuté et j’ai tout de suite apprécié sa bienveillance. J’étais cadre dans un service où on annonçait souvent des mauvaises nouvelles et Sébastien était l’antithèse du voyeurisme, il a toujours été discret. Il a surtout découvert l’hôpital, je crois qu’il ne savait pas ce que c’était vraiment.
Quand on y travaille pendant 40 ans, vous baignez dedans, une carapace se forge pour ne pas craquer. Sur le tournage, je voyais parfois qu’il souffrait parce que l’hôpital, c’est violent. Mes patients ne sont pas uniquement des personnes de 90 ans, loin de là, il y a aussi des jeunes de 20 ans ou des mamans qui arrivent en soins palliatifs : l’accompagnement de ces personnes et de leurs proches est aussi dur que nécessaire… Au-delà de notre complicité, ce tournage, je pense, l’a profondément marqué.
On vous découvre aussi en dehors de l’hôpital alors que, aléas de la vie, vous allez être chamboulée par d’autres événements…
On peut donner notre accord pour un documentaire mais au fond, on ne sait pas ce que la vie nous réserve. Et malheureusement, cette année-là, la vie ne m’a pas épargnée… Quand j’avais un rendez-vous médical qui pouvait mal se passer, je le disais à Sébastien qui me répondait qu’il était là pour filmer les bons et les mauvais moments. Même dans les instants très durs il est resté discret, pudique et bienveillant.
Il y a aussi les moments intimes avec votre mère, dotée d’une incroyable résilience…
À 87 ans, ma maman était ravie d’avoir du monde autour d’elle, elle qui a aussi survécu à 40 ans d’hôpital et à plusieurs maladies. Je pense qu’avec ce métier, on ne vieillit pas comme tout le monde. On vit mille vies, on se rend davantage compte de notre condition humaine et que l’argent ne fait pas tout. Moi, j’en ai tiré la leçon que tout peut changer en un instant et qu’il faut profiter de chaque moment.
À plusieurs reprises dans le film, vous relatez la difficulté du métier et la nécessité de vous « blinder ». Vous dites même être « détruite à l’intérieur » et pourtant, vous continuez jusqu’au bout…
J’ai commencé ma carrière à18 ans. Que j’étais naïve ! Dès mon premier stage au bloc d’accouchement, je n’oublierai jamais cette dame qui hurlait. Devant une mare de sang, mes genoux flageolaient, mes mains tremblaient, ma tête a commencé à tourner et je suis sortie. La mort, on ne s’y habitue pas, même en travaillant dans des services où elle rôde souvent, de la réanimation aux urgences en passant par les soins palliatifs.
Vous entendez et voyez des choses qui font mal au fond de votre être, je ne sais pas comment l’exprimer, vous avez simplement « mal en vous ». Et à force d’avoir mal, on s’endurcit pour ne pas passer sa vie à pleurer. J’ai accompagné des patients jusqu’à la fin un nombre incalculable de fois. Vous tenez la main du patient et la famille vous dit : « On voit que vous faites ça souvent, vous êtes courageuse. » Mais au fond, on n’a qu’une envie, c’est d’aller pleurer. On s’enferme dans les toilettes pour que personne ne nous voit. Combien d’infirmières font ça…
« Ils m’ont fait taire à me faisant partir à la retraite dès que j’ai pu y prétendre »
Le documentaire montre aussi les conditions de travail dégradées avec des « bagarres » incessantes pour s’échanger le personnel. Si l’action se déroule à l’hôpital Nord de Marseille, on a l’impression qu’elle aurait pu se dérouler dans n’importe quel hôpital de France.
Tout à fait, j’ai travaillé ou avais des contacts dans plusieurs hôpitaux : c’est la même mouise partout. Il y a un manque criant de personnel. La raison ? Peu de reconnaissance et des conditions de travail très dégradées. En 40 ans de carrière, c’est un constat amer... Alors oui, on nous a applaudi pendant le confinement mais franchement, j’aurais préféré qu’on m’applaudisse parce que je paye mes impôts ! J’aurais préféré que les gens soient à nos côtés dans les manifs que j’ai souvent faites pour défendre notre métier et l’hôpital… Ils m’ont finalement fait taire en me faisant partir à la retraite dès que j’ai pu y prétendre !
Votre équipe est pourtant lumineuse !
C’est beau cette jeunesse, surtout pour les patients. En tant que cadre, je considère que c’était mon rôle de maintenir cette bonne humeur, cet esprit d’équipe avec leurs rires et toutes leurs histoires ! Il faut que la vie l’emporte, malgré tout.
Il est également dit qu’une infirmière ne tient, en général, pas plus de 7 ans à l’hôpital…
Ce sont des statistiques avérés et c’est quand même triste d’aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs en si peu de temps…
Que retenez-vous de cette aventure avec Sébastien Lifshitz ?
La force de ce documentaire, c’est de montrer au public l’envers du décor : si on écoute certains, les soignants sont toujours en train de se plaindre. Imaginent-ils un dixième de ce qu’on vit ? Aimeraient-ils faire ce qu’on fait ne serait-ce qu’une journée ? Perdre une patiente de 30 ans alors que ses deux enfants hurlent dans les couloirs, je n’appelle pas ça être privilégiée.
À la fin du film, on sent que vous avez tout de même du mal à raccrocher. C’est toujours le cas maintenant que vous êtes officiellement retraitée ?
J’ai tenté l’auto-entreprenariat pour continuer à avoir un lien avec le métier : j’ai tenu six mois. À un moment, il faut que ça s’arrête ! J’ai vite compris mon erreur et aujourd’hui, je vis ma plus belle vie ! Je voyage, je nage, je fais le tour de France et des médias pour présenter le documentaire. Le film, l’histoire qu’il raconte, entendre les gens rires de mes bêtises à l’écran : voilà un super pot de départ à la retraite !
Mme Hofmann
Documentaire de Sébastien Lifshitz
Sortie en salles le 10 avril 2024
Bande annonce : https://www.youtube.com/watch?v=tiNH1bdub4A