Le livre de Hain - intégrale, tome 1 : un cycle de science-fiction/fantasy remarquable, qui parle d’humanité, qui fait réfléchir, qui émeut, à l’écriture poétique et riche, un chef d’œuvre !
- Écrit par : Sylvie Gagnère
Par Sylvie Gagnère - Lagrandeparade.com/ Les humains du monde de Hain ont colonisé de nombreuses planètes, mais leur déclin a signifié la fin des voyages spatiaux, et l’isolement de chacune d’entre elles.
Une organisation interplanétaire, l’Ekumen, envoie des émissaires partout où elle le peut, pour reconstituer une civilisation qui regroupera tous les peuples. Ursula K. Le Guin signe avec cette série un chef d’œuvre de la science-fiction, récompensé par trois prix Hugo, deux prix Nebula, deux Locus, et un Grand Prix de l’Imaginaire, excusez du peu ! Si chaque récit se déroule dans le cadre général qui est celui du monde Hain, l’autrice raconte à chaque fois une histoire différente, étudiant un monde particulier, qui lui donne l’occasion d’interroger les thématiques qui lui tiennent à cœur : la politique, le genre, le féminisme, l’écologie…
Nous saluons ici l’initiative du Livre de Poche qui republie l’intégralité de ce cycle, en deux volumes. Le premier regroupe cinq romans : Le monde de Rocannon, Planète d’exil, La cité des illusions, La main gauche de la nuit et Les dépossédés. S’ajoutent quatre nouvelles (dont une en double version), des introductions à quatre des textes, signées de l’autrice, ainsi qu’une préface et deux analyses passionnantes.
Le monde de Rocannon : cette planète sans nom fait l’objet d’un conflit entre la Ligue de tous les mondes et un Ennemi mystérieux. Cinq espèces intelligentes y vivent, toutes ont un niveau de technologie proche de l’époque médiévale. La télépathie existe chez certaines d’entre elles. Rocannon est un ethnologue chargé d’observer les peuples avant l’arrivée d’une mission de la Ligue. L’Ennemi arrive le premier, Rocannon va prendre la tête d’un groupe de résistants.
Planète d’exil : une équipe de visiteurs de la Ligue est bloquée sur une planète à la suite d’une attaque de l’Ennemi. Ils attendent les secours, tout en essayant de préserver des relations harmonieuses avec les indigènes. Lorsque l’hiver arrive et que des hordes venues du Nord menacent de tout piller et détruire, ils vont devoir s’allier pour survivre. Comment des étrangers débarqués des étoiles, au niveau technologique très avancé peuvent-ils se comprendre et cohabiter avec des autochtones quine connaissent pas la roue et dont les mœurs sont si différentes des leurs ?
La cité des illusions : un homme amnésique est retrouvé par une petite communauté isolée dans la forêt. C’est un homme, mais ses yeux sont semblables à ceux des félins. Falk – le nom par lequel on le désigne, va devoir tout réapprendre, avant d’aller chercher des réponses… Sur cette planète, les humains vivent sous la dictature, apparemment bienveillante, des Shing. Ces derniers sont-ils des humains, eux aussi, ou l’Ennemi ? Lorsque Falk se retrouve en face d’eux, il se met à douter de tout – et le lecteur avec lui – tant ils sont passés maîtres en illusions.
Entre science-fiction et fantasy, ces trois premiers romans du cycle de Hain posent les bases de l’univers développé. Ils évoquent ce qui deviendra l’Ekumen, et présentent la philosophie de la Ligue : constituer une civilisation interplanétaire.
Mais surtout, ils exposent une des leçons fondamentales de l’œuvre de Le Guin : regarder, apprendre, comprendre l’autre, plutôt que le combattre. Ce regard ethnologique est la clé pour appréhender et apprécier ses écrits. On y découvre aussi ce qui fait le style de l’autrice : des descriptions poétiques, une plume élégante où chaque mot est soigneusement choisi pour camper une ambiance, un attachement aux personnages, un rythme qui porte le récit.
La main gauche de la nuit : c’est sans nul doute le roman le plus connu d’Ursula K. Le Guin, et l’on comprend vite pourquoi ! Sur la planète Hiver, il n’y a ni hommes ni femmes. Seulement des êtres humains asexués la grande majorité du temps et qui, lors du kemma, adoptent indifféremment les caractéristiques de l’un ou l’autre sexe. L’autrice va, dans ce récit, pousser la logique de cette situation : que serait un monde sans dialectique sexuelle, sans société genrée en permanence ? Que deviennent les relations humaines, quand ne se pose plus la question de l’hétérosexualité, ou de l’homosexualité, ou de tout autre forme de sexualité genrée ? Quand il reste l’affection, l’amour que deux êtres peuvent se porter, avec une égale dignité, une tolérance absolue ? Le roman est l’histoire d’une rencontre, entre deux êtres, entre un être et un monde, entre ce monde et son envoyé venu des étoiles. L’acceptation doit être mutuelle, la connaissance et la compréhension arrivent par l’apprentissage de l’Autre. Le Guin évoque également dans ce livre l’éthique du pouvoir, en présentant deux organisations politiques opposées, celle de Karhide et celle de l’Orgoreyn. Le style de l’autrice a atteint ici une maturité remarquable. Ses descriptions de la planète, de ce froid qui transperce même les natifs, et torture l’Envoyé, donnent une densité au récit, que ne démentent pas les émotions, les épreuves, les évènements multiples qui se produisent. Écrit à deux voix, le roman atteint son apogée avec la terrible traversée du Gobrin, un glacier formidable, où les deux protagonistes vont partager bien plus que leur quotidien, dans un voyage physique, mais également intérieur, quasi mystique.
On ressort de la lecture sonné, bouleversé par la puissance des thèmes abordés et la qualité de l’écriture.
Les dépossédés
Sur Anarres, les bannis d’Urras ont édifié une utopie concrète, basée sur la liberté absolue des individus et la coopération de tous, où l’intérêt général la préoccupation première. C’est un monde pauvre, et dur, où le système fonctionne au prix d’un isolement drastique. Urras est une société capitaliste, parfois sauvage, parfois adouci, mais clairement capitaliste. Tensions sociales, inégalités, nationalismes, bref, tous les attributs de cette doctrine sont présents, tout comme l’abondance de biens, la place de l’individualité et le choix personnel. Shevek, physicien anarresti et chercheur atypique, veut se rendre sur Urras, renverser le mur qui isole sa patrie du reste du monde.
Ce récit, profondément et absolument politique, réussit le tour de force de présenter une véritable société anarchiste, de déconstruire tour à tour les deux systèmes, avec une finesse et une intelligence remarquables. Loin de se contenter de les opposer, Ursula K. Le Guin dessine, en filigrane, comme une façon de penser autrement, au-delà .
Les quatre nouvelles qui suivent font écho à l’un ou l’autre des romans, en apportant des éclairages complémentaires. Le Guin nous propose ensuite des « introductions » à chacun des récits précédents, qui offrent de nouvelles pistes de réflexion, encore approfondies dans les textes suivants Une réponse, par ansile, en provenance de Tau Ceti et Le genre est-il nécessaire ? – remix.
Plus de 1600 pages, mais 1600 pages qui se dévorent, tant son talent de conteuse est incroyable, pour découvrir ou redécouvrir l’œuvre de cette grande autrice, dont les écrits sont d’une bouleversante modernité !
Le livre de Hain - intégrale, tome 1
Autrice : Ursula K. Le Guin
Éditions : Le Livre de Poche
Date de sortie : 2 novembre 2023
Prix : 29,90 €