Les abysses : intense, poignant, d’une richesse remarquable, un court roman qui claque le lecteur et le laisse ému et bouleversé …
- Écrit par : Sylvie Gagnère
Par Sylvie Gagnère - Lagrandeparade.com/ Les Wajinrus sont des créatures des abysses, des sirènes nées de l’horreur perpétrée par les deux-jambes. Cet épouvantable passé de douleur les étouffe… Pour survivre malgré cela, les Wajinrus ont décidé d’oublier, de faire perdre la mémoire à tout leur peuple, hormis une, l’Historienne, qui se charge du poids des souvenirs.
Yetu a été choisie pour être la gardienne de la mémoire de ses semblables, mais la charge est lourde, presque impossible pour cette adolescente. Tous ces souvenirs l’envahissent, les douleurs la frappent de plein fouet, l’insoutenable histoire de ses ancêtres la détruit. Une fois par an seulement, elle redonne à tous la possibilité de se souvenir, lors du Don de Mémoire, tandis que pour elle, ce sont trois merveilleux jours d’oubli, après lesquels elle reprend son fardeau pour permettre aux siens de vivre libres, et heureux. Mais Yetu ne supporte plus cette douleur, n’accepte plus de se sacrifier, veut vivre elle aussi, et découvrir qui elle est.
Comment peut-on survivre lorsque le poids de la mémoire traumatique est insoutenable ? Doit-on oublier pour garder l’insouciance ? Se souvenir au risque d’être étouffé ou effacer le passé et se perdre sans racines ? Quel rapport au passé doit-on construire, individuellement et collectivement ?
Disons-le tout de suite : ce court roman est saisissant ! En à peine 200 pages, il aborde des thématiques très fortes : quête d’identité, poids de l’histoire collective, appartenance à un groupe, ravages écologiques, acceptation de l’autre…
L’écriture de Solomon Rivers est d’une rare poésie, pleine de sensualité et très visuelle. Nous évoluons avec Yetu au fond des océans, dans ce monde de ténèbres et de froid. Nous souffrons avec elle, nous partageons ses doutes, ses désirs, ses découvertes. L’auteurice nous pousse à nous interroger sur la transmission d’un traumatisme aux générations suivantes, sur l’importance de la vérité pour se construire, pour qu’existe une justice, sur l’acceptation de soi et des autres, sur la beauté qui peut naître de l’horreur.
D’une incroyable richesse, Les Abysses atteint à l’universel grâce à l’émotion qu’il suscite, la réflexion qu’il propose (impose) au lecteur, l’intelligence de sa construction et de son écriture. L’héroïne surprend, émeut, agace, elle raconte la différence, la difficulté d’être soi et prône la tolérance et le respect.
Le roman est un hommage aux souffrances des noirs, mais également à toutes les victimes de tous les génocides, quand le travail de mémoire est ainsi questionné avec subtilité, montrant comment les souvenirs sont fardeau et liberté, douleur et joie, isolement et partage. Il parle aussi de la manière dont chaque individu essaie de vivre avec son passé, d’en faire un socle solide sur lequel on se construit, et non une force destructrice. C’est encore une histoire d’amour sincère, au-delà des différences, la rencontre de deux solitudes qui ne savent plus comment et pourquoi être vivant.
Les abysses
Auteurice : Rivers Solomon
Éditions : Aux Forges de Vulcain
Parution : 11 septembre 2020
Prix : 18 €