Histoire de la violence : quand la douloureuse quête de la vérité passe par le mensonge de la fiction
- Écrit par : Virginie Gossart
Par Virginie Gossart - Lagrandeparade.fr/ Voici une lecture qui ne laisse pas indifférent et dont on ne sort pas indemne. Ni autobiographie, ni autofiction, le roman du jeune et brillant Edouard Louis nous plonge pourtant dans l'authentique récit d'un viol, suivi d'un tentative de meurtre.
Alors qu'il rentre chez lui après un réveillon chez ses amis Didier et Geoffroy – en qui le lecteur pourra reconnaître les amis intimes de l'auteur, le sociologue Geoffroy de Lagasnerie et le philosophe Didier Eribon -, Edouard croise un jeune Kabyle nommé Reda, place de la République. Reda se fait insistant, Edouard est partagé entre deux envies contradictoires : celle de rentrer seul chez lui pour lire les volumes de Nietzsche et de Claude Simon offerts par ses amis ; et celle d'inviter Reda à monter dans son studio. Il finit par se laisser séduire, mais ce qui s'annonçait comme une nuit d'amour bascule brutalement dans un cauchemar de violence. L'appartement devient le lieu d'un terrible huis-clos. Après avoir échangé sur l'histoire du père de Reda, émigré kabyle, et avoir fait l'amour, les deux hommes entrent en conflit au sujet d'un téléphone et d'un i-Pad volés. La situation dérape : Edouard se fait mal comprendre, Reda panique, se met en colère, ne supportant pas qu'on le soupçonne d'être un voleur, puis frappe, étrangle et viole son amant. Il s'enfuit ensuite, non sans avoir imploré le pardon de sa victime. C'est autour de cette scène aussi sombre que dérangeante, digne d'un Faulkner ou d'un Dostoïevski, que va se construire l'ensemble du roman.
Pour approcher au plus près la vérité de cet évènement traumatique, Edouard Louis fait le choix d'un dispositif narratif particulier : l'alternance de deux récits, celui d'Edouard, et celui de sa soeur. Dispositif tout à fait pertinent puisqu'il nous permet, par l'alternance des points de vue qu'offre cette polyphonie énonciative, de cerner au plus près la réalité des faits. L'usage des parenthèses et de l'italique (donnant souvent au texte un aspect très théâtral) nous plonge au coeur des contradictions et des mensonges contenus dans le langage des personnages. Ce procédé permet non seulement à l'auteur-narrateur-personnage de raconter ce qu’il a vécu, senti et pensé, mais aussi de s'interroger sur les causes et les conséquences de ce qui s'est produit, et cela au travers de voix multiples ; de se questionner et de questionner le lecteur sur la façon dont la violence est contenue dans les mots - et se propage par eux. Toutes les scènes qui se déroulent au commissariat de police sont en ce sens très réussies. On voit bien comment la fidélité à ce qu'Edouard a subi lui échappe sans cesse dans l'interprétation simpliste et pervertie qu'en font les policiers qui l'interrogent. On est en revanche un peu moins convaincu par les tentatives visant à reproduire l'accent picard et les tics de langage de Clara (la soeur d'Edouard). Les "et pis" et les "si j'aurais été" finissent par devenir un peu répétitifs à la longue, dans un naturalisme qu'on trouve un peu suranné et plus si naturel. Ces effets d'oralité ne passent pas toujours très bien à l'écrit et confinent parfois au ridicule.
De même, certains ne seront peut-être pas toujours convaincus – malgré la légitimité du propos - par l'insistance avec laquelle la victime semble parfois défendre, voire absoudre son agresseur de ses crimes, sous le seul prétexte qu'il est un produit du système. Le procès de Reda devient alors celui de la société qui a fait de lui ce qu'il est devenu. L'ombre des théories de Pierre Bourdieu – dont Edouard Louis est spécialiste – plane sur l'ensemble du récit.
Ce deuxième roman a sans doute les défauts de ses qualités : brillant exercice de style, il tourne parfois à la démonstration un peu artificielle. Certains passages n'en restent pas moins d'une grande force et subsitent longtemps en tête après lecture, par leur ambivalence et par le champ de réflexion qu'ils ouvrent : "Elle ne pourra jamais comprendre que mon histoire est à la fois ce à quoi je tiens le plus et ce qui me paraît le plus éloigné et le plus étranger à ce que je suis, qu'à la fois je la serre de toutes mes forces contre ma poitrine de peur qu'on vienne me l'arracher mais que je ne ressens que du dégoût, le plus profond dégoût si on s'approche de moi pour me susurrer qu'elle m'appartient, qu'aussitôt qu'on me la rappelle je voudrais la jeter dans la poussière et m'éloigner".
Histoire de la violence d’Edouard Louis
Editions : Seuil
Parution : 7 janvier 2016


Prix : 18€