Un livre sous le sapin : Et si j'offrais un Eric-Emmanuel Schmitt?
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ Si les plus audacieux choisiront leurs cadeaux livresques parmi les titres parus en 2016, on ne pourra reprocher aux plus prudents de préférer miser sur un classique. Et sans aller jusqu'à Balzac, Flaubert ou Stendhal ( qui pourraient faire ressurgir des cauchemars scolaires - à éviter donc le 25), opter pour un auteur contemporain peut être une solution satisfaisante. Aujourd'hui lumière donc sur les oeuvres d'Eric Emmanuel Schmitt, qu'on ne présente plus.
Les historiens adoreront "La Part de l'autre" qui narre, avec virtuosité - et en parallèle, la véritable histoire d'Adolf Hiltler et celle d'un destin fantasmé fondé sur l'hypothèse que le dictateur aurait réussi à décrocher l'entrée aux Beaux-Arts. Offrez-leur aussi "L'Evangile selon Pilate", fantastique roman qui retrace les réfléxions existentielles de Ponce Pilate, préfet de Judée et juge au procès de Jésus de Nazareth, ou encore "Ulysse from Bagdad", vibrante épopée de Saad Saad qui quitte l'Irak en flammes pour tenter d'atteindre l'Europe. Pour les lecteurs moins chevronnés qui n'aiment pas les longs livres mais exigent des fictions de qualité : "Oscar et la dame rose", "L'enfant de Noé","Le sumo qui ne pouvait pas grossir","M. Ibrahim et les fleurs du Coran","Les dix enfants que madame Ming n'a jamais eus" nous paraissent tout indiqués. Impossible d'être déçu(s), ils mêlent à une écriture spirituelle et vive une réflexion humaniste passionnante. Coup de coeur d'ailleurs pour "Lorsque j'étais une oeuvre d'art" qui revisite le mythe de Faust avec brio mais ouvre également une réflexion passionnante sur l'humain, l'être et le paraître. Les romantiques apprécieront à sa juste valeur "La rêveuse d'Ostende", ode à l'magination. "Les Perroquets de la place d'Arezzo" mène une réflexion sur le désir fort pertinente. "L'élixir d'amour" nous a "un peu moins" convaincus. Pour les femmes de caractère? " La femme au miroir", sans aucun doute...et pour les adeptes des nouvelles "Concerto à la mémoire d'un ange", bouleversant de justesse et de sincérité.
Et pour ceux qui aiment approfondir avant de se décider, ci-dessous toutes nos chroniques des oeuvres citées! Dans l'ordre chronologique de parutions des ouvrages!
2000 - L'évangile selon Pilate - L'humilité retrouvée
"- As-tu la foi?
- Seule la foi sauve."
Voilà un texte qui redonne la foi. Mais attention, on entrevoit déjà les grands cris scandalisés de l'intelligentsia bien pensante pour qui est souvent de bon ton d'être agnostique et cartésien - Parenthèse philosophique: Descartes n'a t-il pas essayé de prouver l'existence de Dieu?- ce roman parle d'une foi universelle: celle que l'athée nommera peut-être "espoir en la vie et les hommes" ou "positivisme" , le bouddhiste " nirvana", le chrétien "amour de Dieu", le musulman "allégeance à Allah"...une foi protéiforme et bienveillante qui peut naître partout , loin, très loin dans le désert ou au plus profond de soi, dans l'amour du prochain, dans la méditation, dans la confiance en soi, au côté de ceux qui aiment ou en tendant sa joue à l'ennemi. Loin des bonimenteurs du miracle, de la secte grossissante des égoïstes, des insupportables déteneurs de vérité.
Dans cette évangile éclairante, Eric-Emmanuel Schmitt ne délivre en filigrane qu'un seul message, reprenant un principe fondateur de la philosophie de Socrate : "Je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien." Une ligne de conduite qui prêche la remise en question et l'humilité en toutes circonstances. Comme Yéchoua, le protagoniste principal, il nous apprend à douter , à faire des paris, à s'engager, à croire mais à se souvenir aussi que la sagesse, c'est de ne jamais violenter les croyances de l'autre et avoir la modestie de ne pas imposer ses convictions. Une évangile bouleversante d'humanité qui parle du divin.
Qui est Jésus? Marie est-elle l'immaculée conception? Juda a-t-il vraiment trahi pour trente deniers? Pilate était-il le romain implacable que l'on accuse? L'école biblique et laïque imposent depuis des décennies une lecture des évangiles canoniques de Matthieu, Luc, Marc et Jean. Celle de colons romains barbares alliés aux juifs saducéens et pharisiens s'étant acharnés sur le vilain petit canard qui menaçait de ses idées novatrices leur confortable suprématie. L'évangile selon Pilate joue à dépoussiérer des siècles d'obscurantisme, propose des pistes d'interprétation alternatives et rappelle SURTOUT l'utilité de se poser des questions, exprime la volonté naturelle de résoudre les problèmes afin de s'en soulager mais insiste sur le devoir d'accepter l'irrationnel et de comprendre ainsi toute la spécificité du mystère.
"Le troisième jour, tu reviendras"
L'incarnation et la Réincarnation du Christ n'ont peut-être pas de preuves tangibles et transgressent toute logique mais le mystère doit-il être nié sous prétexte qu'il résiste à une explication humaine?
Deux parties pour ce roman éclairant: d'abord, un prologue émouvant du Christ le soir de son arrestation; puis une série de lettres de Pilate, adressées à son frère resté à Rome, qui narrent l'enquête menée par le gouverneur pour dissoudre la rumeur intempestive de cette "ressuscitation". Suivie d'un journal d'un roman volé où Eric-Emmanuel Schmitt, comme il se plaît souvent à le faire, confie au lecteur ses doutes et ses déboires créatifs, cette évangile selon Pilate est un petit chef d'oeuvre littéraire: par son humour élégant, la fluidité du verbe, sa documentation pointilleuse qui se métamorphose en une mue de prose limpide.
C'est un roman qu'on ne lâche plus, qui intrigue par son audace et séduit par son propos. Une cinquième évangile contemporaine qui ne cherche pas à convertir mais à faire réfléchir. Un livre qui rend intelligent. Car l'intelligence, c'est d'abord la tolérance et la sensibilité. Eric Emmanuel Schmitt ne manque ni de l'une ni de l'autre et ses romans partent toujours de qualités essentielles dont devraient disposer tous les êtres: ouverture à l'autre et partage, curiosité grandissante pour le monde et ses mystères. Sa pérennité littéraire, déjà annoncée par son succès auprès d'un très grand nombre de lecteurs fidèles ( jugée souvent dévalorisante par des jaloux qui souhaiteraient la même et méprisent de façon arrogante et risible un nombre conséquent de lecteurs sensibles et sensés), permet cependant de préserver une autre foi toute particulière: celle de la survivance du bon goût littéraire et des aèdes passionnés.
"Grandir fut rapetisser. Grandir fut une chute. Je n'appris la condition d'adulte que par les blessures, les violences, les compromis et les désillusions. L'univers se désenchanta. Qu'est-ce qu'un homme? Simplement quelqu'un-qui-ne-peut-pas....Qui-ne-peut-pas tout savoir. Qui-ne-peut-pas tout faire. Qui-ne-peut-pas ne pas mourir. La connaissance de mes limites avait fêlé l'oeuf de mon enfance: à sept ans, je cessai définitivement d'être Dieu".
2002 - Lorsque j'étais une oeuvre d'art
"J'ai toujours raté mes suicides.
j'ai toujours tout raté, pour être exact: ma vie comme mes suicides."
Dès l'incipit, on plonge:
Au sens concret d'abord...parce que le narrateur est au bord d'un précipice et qu'il s'apprête à en finir avec une satanée existence qui l'insupporte....
Et au sens abstrait...parce que, ça, c'est le talent d'Eric-Emmanuel Schmitt: faire en sorte que, dès les premières lignes, le lecteur se sente concerné....et touché.
Le destin est une donnée angoissante pour l'homme :comment évaluer si l'on réussit sa vie ou pas? Quelle place choisit-on d'avoir au sein de la société et est-on sûre qu'elle nous conviendra? Comment ne pas jalouser son voisin?
Notre narrateur est le frêre de jumeaux médiatisés, les frêres Firelli, "les deux plus beaux garçons du monde"que l'on s'arrache "pour des soirées, des inaugurations, des émissions de télévision, des couvertures de magazines" et il ressasse sa médiocrité, jalouse leur gloriole et désespère de ne pas être au centre des regards.
Ce matin-là , au bord du précipice, il veut en finir avec l'anonymat . C'est alors que pour son plus grand malheur, il rencontre "Son Bienfaiteur," Zeus-Peter Lama, un artiste, peintre et sculpteur de renommée ,qui lui propose de changer sa vie. De le faire devenir une oeuvre d'art.
Charmé par l'idée, le narrateur renonce à se suicider et livre son corps aux mains de l'artiste.
Mais Zeus n'a rien d'un bienfaiteur: c'est un être diabolique, et sans scrupule, qui au mépris de tout respect de l'humanité du narrateur, va le transformer en monstre...dont les autres viendront se repaître.
Lorsqu'un homme devient une oeuvre d'art et donc un objet, notre fibre éthique se sent désagréablement chatouillé. A-t-on le droit d'exposer un homme, dont le corps a subi des interventions chirurgicales visant à modifier ses caractéristiques physiques pour un objectif purement esthétique?
Le narrateur , très vite, devient une curiosité que l'on manipule sans scrupule....et qui crée des frissons d'horreur dont la foule est friande.
Lorsque j'étais une oeuvre d'art est un récit passionnant. D'abord parce que l'on est entraîné dans l'horreur de la vie d'un narrateur prisonnier d'un corps inadapté à toute vie normale . Ensuite parce que l'on est forcé de s'atteler à une problématique très contemporaine de l'importance qu'il faut porter au regard des autres et à celle de l'apparence physique en général.
"Zeus venait lui-même me soigner, nettoyant mes plaies, m'enduisant de pommades, renouvelant mes bandages. Avec ses précieuses mains d'artiste, il accomplissait les tâches les plus dégradantes. Il montrait une patience infinie. Il faut dire que, depuis l'opération, j'étais devenu sa passion.
-Incroyable! Merveilleux! Surprenant! Inouï! s'exclamait-il en me démaillotant et en me talquant.
Chaque jour il s'émerveillait davantage devant moi. Sans nul doute, je tenais je ne sais quelle promesse. Il vantait l'harmonie, l'audace de ma personne. Cependant il me refusait encore le miroir. Plus que moi, il se réjouissait de mes cicatrisations, de la résorption de mes oedèmes, dela disparition de mes bleus. Lorsque je le voyais se régaler de mes progrès, je supposais qu'il souffrait autant de mes inflammations que moi-même. Il jubilait, il applaudissait, il exultait. J'avais le sentiment d'être une photographie qui apparaissait chaque jour un peu plus dans son bain révélateur.
-Tu es mon oeuvre, mon chef d'oeuvre, mon triomphe!"
2007- La rêveuse d'Ostende ou les pouvoirs de l'imagination
La rêveuse d'Ostende et les quatre nouvelles qui l'accompagnent dans le recueil édité en 2007 chez Albin Michel satisferont les appétits frugaux de lecture aussi bien que tous les amoureux du verbe , quelle qu'en soit la forme, et de ses potentialités merveilleuses. Éric Emmanuel Schmitt y décline le thème du pouvoir de l'imagination; on y rencontre ainsi une vieille-fille infirme qui affirme avoir eu un prince charmant pour amant, un écrivain au coeur brisé qui se réfugie à Ostende, une épouse criminelle, un époux à la libido défaillante, une infirmière amoureuse de son patient aveugle, un érudit qui méprise la lecture des romans et une vieille dame qui patiente depuis des années sur le quai d'une gare, un bouquet à la main. Au creux du quotidien de ces êtres, l'imagination agit comme un révélateur puissant et influe sur leurs agissements. L'écrivain , conscient du pouvoir de l'imaginaire, s'amuse même à inverser les rôles: le patient guérit l'infirmière, l'amant s'étourdit des caresses d'une vierge, la fiction l'emporte sur la raison, l'époux trop amoureux est soupçonné de trahison...En quelques pages, le lecteur pénètre dans l'intimité et la psychologie d'un personnage, ressent ses fragilités et ses douleurs intestines et s'émeut de ses défaillances autant que de ses succès. L'imagination n'a pas la même résonance pour chacun: certains en sont des victimes , d'autres y trouvent un réconfort, d'autres encore l'usent comme matière première pour leur métier...Chaque nouvelle est une démonstration brillante d'une vérité déstabilisante: nous ne pouvons maîtriser notre imagination qui peut ainsi nous offrir d'extraordinaires heures de répit dans la souffrance comme nous anéantir par des délires et soupçons insupportables. Fiction ou réalité? La vie et sa complexité font que nous sommes le jouet des apparences, tiraillés sans cesse par l'existence de preuves plus ou moins tangibles.. Le livre reste le seul lieu dans lequel l'homme raisonnable peut flirter avec l'imagination sans en faire les frais : il a ainsi l'assurance qu'il plonge dans un univers irréel: l'imagination y est alors un simple outil de divertissement et le lecteur sait de lui-même qu'il est dupé pour son plus grand plaisir...

"- Vous me pardonnerez, je n'ai pas lu vos romans, me dit-elle en se méprenant sur mon désarroi.

- Ne vous en excusez pas. Personne ne peut tout connaître. En outre, je n'attends pas cela des gens que je fréquente. 
Tranquillisée, elle cessa d'agiter son bracelet de corail autour de son maigre poignet et sourit aux murs.

- Pourtant je consacre mon temps à la lecture. Et à la relecture. Oui, surtout. Je relis beaucoup. Les chefs d'œuvre ne se révèlent qu'à la troisième ou à la quatrième fois, non?

- À quoi repérez vous un chef d'œuvre?
- Je ne saute pas les mêmes passages. "


2008 - Ulysse from Bagdad - Une odyssée contemporaine vibrante d'émotions
"Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage..." chante dans ses vers un Du Bellay nostalgique de ses terres angevines. Saad Saad pourrait hurler tout le contraire; son pays l'étouffe et c'est partout ailleurs qu'il trouvera, espère-t-il, une possibilité de ne plus subir l'échec et la fatalité dont l'Irak est devenu synonyme à ses yeux.
Dans son nom, le personnage concentre toute son essence : l'espoir, la tristesse, l'Irak et l'Angleterre. L'espoir d'avoir sa chance dans un pays où les lois sont justes et le chaos ne règne pas, la tristesse qui pèse sur sa famille et les deuils qu'elle endure à bout de force, L'Irak et sa capitale Bagdad où il a appris à réfléchir avec Papa et à aimer avec Leila et puis L'Angleterre, l'Ithaque tant fantasmée...
Quand on s'appelle Saad Saad et qu'on a grandi sous le régime tyrannique de Saddam Hussein, quand on s'appelle Saad Saad et qu'on a su sa fiancée expirante sous les décombres d'un immeuble bombardé, quand on s'appelle Saad Saad et qu'on voit sa caste périr durant l'embargo américain, peut-on avoir l'étoffe d'un héros? D'ailleurs, qui mérite ce titre? Celui qui survit et demeure fidèle à son pays ou celui qui a l'audace de fuir?
Ulysse from Bagdad est un roman vibrant d'humanité dont l'écriture, fluide autant que parcourue de frissons philosophiques, suit le rythme véloce d'un coeur en sursis. Eric Emmanuel Schmitt nous invite à suivre le parcours ,complexe et éprouvant, d'une odyssée moderne où les cyclopes ont des airs de gardiens de prison, Eole s'improvise douanier, les enchanteresses font fleurir des leurres de papiers administratifs et les tempêtes sont toujours aussi épouvantables. Les inconditionnels de la mythologie grecque apprécieront les clins d'oeil récurrents à l'écriture d'Homère et à ses caractères , aimeront à rêver d'une Calypso au charme sicilien, de Lotophages aux airs de Reggae Man, de sirènes hystériques aux chants assourdissants, de compagnons de galère à la peau ébène...
Un roman où, d'habile manière, l'auteur conduit une réflexion sur notre condition d'homme et notre fragilité. Qui protège l'homme à l'heure de la mondialisation si ce n'est les institutions d'un pays juste? Existe-t-il vraiment des pays justes? Un pays juste a-t-il le droit de choisir les "élus" qu'il protégera? Et quels sont ses critères? Clandestin, n'est-ce pas un mot qui renie toutes les valeurs d'humanité et de fraternité? Doit-on montrer du doigt celui qui tente d'échapper à un destin sordide? Eric Emmanuel Schmitt a le don de soulever des questions sans y faire pénétrer une impression inconfortable de leçon moralisatrice. Saad n'est ni meilleur ni pire que les autres; il se débat dans un monde Charybde & Scylla qui est prêt à le happer à tout instant...Un livre où les voix de ceux qui vivent en cachette, terrés comme des bêtes traquées, résonnent et en outre, même les morts ont droit de consultation dans cette histoire! Les dialogues entre Saad et son père sont délicieux d'ironie tendre, de pensées sages et de justesse dans la peinture du conflit inter- générationnel. Un roman dont on ne se sépare qu'à regret, écrit par un conteur d'histoires de grand talent. On y est entraîné dans une épopée où le cynisme est tenu à distance - car il est le compagnon d'infortune des perdants et dans laquelle l'espoir palpite avec la fragilité d'un oiseau frêle, mais pugnace...
"Papa agita ses pieds au dessus de l'onde.
- Écoute, fiston, on ne va pas gémir la nuit ainsi. S'il y a un problème, il y a une solution.
- La solution, c'est que je me noie dans le Nil!
- Tu pourrais aussi te tuer avec un couteau à beurre.
Il gloussa et ajouta:
- Ou risquer une overdose de camomille.
Il se tapa les cuisses.
- À moins que tu ne te pendes à une toile d'araignée.
D'un geste, j'arrêtai son délire.
- Tu trouves ça drôle?
- Moi, oui. Pas toi? Bon, Saad, soyons simples, il n'y a que deux issues: soit tu rentres, soit tu passes outre.
- Rentrer? Jamais. Ce serait me résoudre à échouer.
- Eh bien, tu vois! Tu la connaissais, la solution! On continue!
-On?
- Oui, je t'accompagne. "
2009 - Le sumo qui ne pouvait pas grossir
Que répliqueriez-vous si, tous les jours, à vous l'insolent vagabond de quinze ans, un vieux grigou venait affirmer avec provocation: je vois en toi un gros?Avez-vous déjà été victime d'allergie universelle? Votre mère est-elle un ange? Avez-vous l'impression d'être moins qu'un corbeau ou qu'un rat? Avez-vous déjà vibré devant un match de sumos? Saviez-vous que les filles savent tout bien plus vite que les garçons? Vous a t-on appris que "si ce que tu dis n'est pas plus beau que le silence" alors il faut se taire?
A Tokyo, Shomintsu dirige une école de lutteurs. A Tokyo, Jun vend des canards en plastique érotiques sur les trottoirs. A Tokyo, Jun apprend à grossir et c'est loin d'être si simple.
Une émouvante histoire à la clé. Et des secrets... Et c'est court en plus! Cent pages! De quoi séduire tous les lecteurs, même les moins courageux...
2010 - Concerto à la mémoire d'un ange. L'empoisonneuse. Le retour. Un amour à l'Elysée.
Quatre nouvelles composées autour d'un thème commun : " l'évolution des êtres selon leurs choix ou leurs traumatismes". Face à l'adversité, à l'injustice, comment réagir? Deux chemins s'ouvrent à l'homme exposé: la rédemption ou la damnation pour ceux qui n'ont pas su pardonner. Oui, la question essentielle et profondément humaine que soulèvent ces récits est : est-il aisé de pardonner? et de se pardonner?
Un jour, votre vie est bouleversée. Que ce soit un évènement extérieur ou vous-même qui aient été le déclencheur de cette tempête. Et que se passe-t-il après? Après l'acte criminel, après la nouvelle catastrophique, après la déclaration de guerre domestique, après le procès gagné sur mensonges... oui, après, comment vivre lorsque tout est ébranlé?
Une grenouille de bénitier libidineuse, une première dame de France revancharde, un émérite joueur de violon handicapé, un marin consciencieux se voient confrontés successivement à la problématique de la repentance...et c'est sous la plume saisissante de réalisme et de cruauté simple d'Eric Emmanuel Schmitt que nous les voyons se débattre avec leurs émotions.
Ces quatre nouvelles ( qui ménagent chacune une chute talentueuse) sont des peintures d'une grande justesse de conflits intérieurs violents et l'auteur explique à juste titre dans son journal d'écriture (qui vient clôturer le livre) qu'il est tout à fait possible de créer des liens très intenses entre des nouvelles, des "topoi " pour qu'elles se retrouvent et se répondent.
Au dessus de ces textes "ouvroirs de réflexion spirituelle potentielle" , règne , plus ou moins paisiblement, l'icône de Sainte-Rita, patronne des causes désespérées.
On applaudira une nouvelle fois cette capacité étonnante d'Eric-Emmanuel Schmitt à aborder des problématiques religieuses avec une intelligence toute laïque et distanciée. En effet, il n'est pas facile de parler du pardon et de valeurs morales sans s'emmêler dans des considérations chrétiennes, d'évoquer des épisodes de la Bible comme l'histoire d'Abel et Caïn sans basculer dans du Paulo Coelho très investi dans un message religieux sous-jacent. Non pas que ce type d'écrits soit rédhibitoire , simplement que l'ambition d'Eric-Emmanuel semble bien plus grande. L'auteur de Concerto à la mémoire d'un ange cherche justement à s'adresser à un public protéiforme qui traverse des épreuves universelles.
Le génie d'Eric-Emmanuel Schmitt, c'est, je crois, d'appréhender ses récits avec une sensibilité d'abord littéraire. Ses phrases glissent, fluides, et on entend la musique de ses portées de mots se répandre en nous comme une sonate délicieuse. L'auteur de La Part de l'Autre se promène avec une finesse incroyable dans l'Histoire Délicate, dans les Religions Susceptibles, dans les Sujets Douloureux et ses précédentes oeuvres nous ont montré que la religion sous tous ses aspects était une partie intégrante de son travail d'écriture et que sa volonté était d'en sublimer les valeurs de tolérance, de sagesse et de fraternité qu'elle devrait véhiculer dans le cadre de la vie quotidienne. La religion juive (Le visiteur, L'enfant de Noé ), la religion musulmane ( Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran), la religion bouddhiste( Le sumo qui ne pouvait pas grossir), la religion chrétienne, tour à tour, ont donné une coloration particulière à ses récits.
Concerto à la mémoire d'un ange est un recueil bouleversant parce qu'il dépeint des émotions qui nous sont communes en les plaçant dans leurs manifestations les plus exacerbées. Sauriez-vous pardonner à un rival qui ne vous a pas secouru aux portes de l'Hadès? Pardonneriez-vous au mari qui trompe éhontèment? Sauriez-vous être clément avec vos propres médiocrités...sauriez-vous vous pardonner?
Disserter plus longuement sur ce recueil en dénaturerait l'effet de surprise, ne saurait assez justement évoquer la qualité du style et serait donc d'un intérêt moindre. C'est une oeuvre à dévorer!
Le nouveau Eric-Emmanuel Schmitt est dans toutes les librairies depuis peu ...filez donc vous le procurer!
"A l'aube, seul dans son appartement de l'Elysée, en face de sa glace où il se scrutait nu, sans sympathie ni complaisance, il consacra quelques minutes à analyser les sentiments qui l'agitaient: il ne voulait pas que Catherine meure, et cela autant pour de bonnes que de mauvaises raisons. De bonnes car il éprouvait un chagrin profond, plus fort qu'il n'aurait cru, à voir sa femme détruite par la maladie. De mauvaises car la mort de Catherine signifierait l'apparition de la vérité, les révélations concernant l'attentat de la rue Fourmillon et autres détails infamants, une explosion aux éclaboussures infinies et capable d'anéantir son avenir politique, pourtant si officiellement heureux." ( Un amour à l'Elysée. Eric-Emmanuel Schmitt)
2011 - La femme au miroir: et si c'était vous?
Anne, Hanna, Anny... trois jeunes femmes, trois siècles dont Eric-Emmanuel Schmitt brosse un tableau fascinant. La première qualité de ce roman? la force de ses images, l'incroyable capacité qu'à l'auteur de décrire ce qui nous semblerait l'inénarrable: l'émotion que l'on ressent, par exemple, à se fondre un instant dans un lieu vierge, l'angoisse qui étreint devant le divan d'un psychanalyste, les bouffées délirantes d'une junkie, qui crie son besoin d'être une autre, accrochée à la liane-câble d'une boule à facettes disco.
Quels liens entre une jeune béguine, une aristocrate viennoise et une actrice d'Hollywood? Un miroir peut-être qui montre une vérité toute autre que celle formatée dans le monde où elles évoluent chacune. Anne, Hanna, Anny, ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait une autre...L'indicible et l'invisible tissent le fil conducteur de ces trois destins entremêlés et la dimension mystique, chère à l'auteur, est encore une fois amenée avec beaucoup de délicatesse et de vérité. On apprécie, par exemple, les réflexions philosophiques suggérées à propos du véritable sens des mots qu'emploie Anne, pour désigner ce quelque chose qui la bouleverse et l'émeut...et tant d'autres passages où l'auteur incite le lecteur à passer la frontière confortable et divertissante de la fiction pour s'aventurer dans les sphères plus exigeantes du questionnement et de l'introspection.
Assurément, La femme au Miroir est un roman qui révèle, de surcroît, un esprit doué d'une psychologie fine et sensible tant , au travers de figures singulières, il parle de chacune d'entre nous. "Elle flotte, elle hésite, en un mot elle est femme" disait Jean Racine et c'est en effet sur cette insatisfaction féminine qui pénètre, au fur et à mesure des années, dans les veines des épouses, des promises, des mères, des maîtresses, des stars, des inconnues, des belles, des disgracieuses que bat le rythme entêtant de cette écriture. Oui, il y a un peu de sorcellerie dans les recettes de papier de Monsieur Schmitt et, même si l'on en perçoit tous les exquis ingrédients, on est toujours impressionné par l'alchimie harmonieuse que forment ensemble l'intrigue, le verbe et les caractères et bien incapable d'imaginer en faire autant!
Anne est une lueur d'amour, un remède apaisant pour les contemporains que nous sommes , spectateurs démunis devant une époque fort laide où ( si l'on caricature à peine...) la fourberie, l'arrivisme, le mensonge et l'impudeur règnent en démoniaques colons dans des coeurs affairistes. Anne respire et l'on se sent mieux, on a envie de battre la campagne pieds nus avec elle et d'oublier de se prendre au sérieux un instant. Anne est une onde pure sacrifiée à la bêtise de son siècle et son obscurantisme. Anne vit à la Renaissance où les loups ne sont pas ceux que l'on pense... Hanna trouble, elle est un miroir dérangeant de nos manques et de nos renoncements lâches. Hanna se rebelle, se rebiffe, chasse ses chimères et l'on aime ses victoires sur un monde conformiste, sur des modèles étouffants qui la compriment mais aussi sur elle-même qui est son plus farouche ennemi. Hanna est une épouse malheureuse dans les bras d'un prince charmant de la cour autrichienne. Hanna est un vase fragile qui, en volant en éclats, délivrera les fleurs coupés qui manquaient d'air dans leur cercueil de verre. Anny est une copine de fac, une soeur, une écervelée que nous condamnons parce que c'est plus simple. Une fille légère qui profite éhontément de ce que la nature nous a refusé et que l'on montre du doigt. Anny est cette nana que l'on jalouse et dont on a pitié. Anny, actrice hors-norme à Hollywood, oublie ses peines à coups de coke. Anny est une fleur éblouissante qui vampirise tout ce qui lui porte un regard, objet de convoitise, de superficialité peut-être...en tous cas, fleur salie par des forces mercantiles sournoises.
Un livre féministe? Sans doute.... mais ne nous arrêtons point là ... Derrière ces 456 pages vivent trois femmes qui n'ont pas envie d'être étiquetées. Elles sont ce qu'elles sont, elles sont faites comme ça. Elles savent qu'il n'est pas facile de s'imposer telle que l'on est. Elles sont juste une leçon de courage. Désarmantes. Elles portent avec éclat un parfum enivrant de liberté qui doit être conçu, non pas comme un manifeste à brandir simplement lors des soirées mondaines, mais comme un mode de vie qui, à l'image d'Anne, ne cherche pas un public mais des frissons d'être...
"Sitôt qu'elle rentrait au coeur d'une méditation, en fixant l'azur, en observant les poissons, en suivant le voyage des oiseaux, ce n'était ni les uns ni les autres qu'elle voyait, mais l'énergie qui les sous-tendait, la joie qui amenait la vie, l'ivresse de la création. Sous le bienfaisant tilleul, elle quittait tout: elle d'abord, le monde matériel ensuite, puis, au pic brûlant de l'expérience, elle échappait aux mots, aux idées, aux concepts. Ne demeurait que ce qu'elle ressentait. Elle avait l'impression de se dissoudre dans la lumière infinie qui tramait la toile du cosmos.
- Braindor, les mots n'ont été inventés que pour refléter l'univers, ils inventorient les êtres, ils étiquettent les objets. Or moi, je m'évade, je pars en dessous, en dessus, derrière, je file dans l'invisible...Comment décrire?
- Comme tu le fais.
- Il n'y a pas de mots racontant l'invisible.
- Si, ceux de la poésie." ( La fille au miroir, Eric-Emmanuel Schmitt)
2012 - Les dix enfants que madame Ming n’a jamais eus - Madame Ming, une pythie qui allume la lumière
Les dix enfants que madame Ming n'a jamais eus assoit d'abord sa fiction sur une réalité chinoise qui a entraîné des réponses politiques consternantes: face à une croissance démographique étourdissante, l'instinct maternel et paternel a été condamné à se restreindre et la politique de l'enfant unique est née, loi mise en place à la fin des années 1970 . Madame Ming est un de ces parents condamnés à respecter cette loi de restriction de la natalité pourtant elle affirme avoir dix adorables enfants: Ting Ting, Ho, Da-Xia, Kun, Kong, Li Mei, Wang, Ru, Zhou et Shuang! Est-elle une hors-la-loi ou une impertinente menteuse? Elle est en tous cas la dame pipi du Grand Hôtel où vient négocier régulièrement le narrateur français de ce conte; un homme d'affaires au cynisme délicieux et dont la vie sentimentale confuse est la conséquence de notre époque contemporaine survoltée. Sur son tabouret devant l'entrée des latrines, madame Ming trône en pythie et dispense, à qui a la sagesse de l'écouter, des aphorismes de Confucius. Elle incarne " la permanence dans un monde versatile, administrant les toilettes du Grand Hôtel comme si cet établissement avait toujours existé, et surtout comme s'il s'agissait d'une mission de la plus haute importance." Impressionné par cette femme à la posture stoïque, le narrateur instaure une discussion entrecoupée de longues pauses d'absence et de bouderies d'ego et c'est toujours la curiosité accrue pour cette dame mystérieuse qui le ramène devant les commodités masculines, son Royaume. Ces dix enfants dont madame Ming adore raconter les parcours si singuliers existent-ils vraiment? Leur existence réelle a-t-elle d'ailleurs une véritable importance? Telles sont les questions soulevées par un homme aux occupations quotidiennement mercantiles et lucratives qui finit par se demander si cette vieille dame n'a pas été volontairement placée sur son chemin.
Eric-Emmanuel Schmitt écrit ce récit comme on tire les fils des sujets d'un théâtre de marionnettes: rien n'est vrai si ce n'est l'humanité en marche dans chacune des respirations de la phrase et rien n'est faux si ce n'est peut-être la Vérité. Imprégné de spiritualité, ce conte poursuit la quête de tolérance et d'intelligence universelle dont le Cycle de l'Invisible se fait un portefaix inspiré. Un livre qui offre une leçon de modestie et une communicative envie de partager le Monde."L'Art est le plus beau des mensonges"disait Claude Debussy; pourtant Eric-Emmanuel Schmitt ne nous dit-il pas la vérité? Nous avons tendance à juger que ce qui est vrai est ce qui est réel. Or réalité et vérité sont deux choses distinctes; en prendre conscience peut avoir un effet salvateur et déculpabilisant sur les consciences. Ce qui est réel, c'est ce dont on reconnaît l'existence. Pourquoi alors madame Ming ne pourrait-elle croire qu'elle est la gardienne d'une progéniture nombreuse? "La vérité m'a toujours fait regretter l'incertitude", confesse-t-elle avant de s'endormir sur son lit d'hôpital. N'être sûr de rien est une posture de sagesse mais laisse aussi une part d'espoir qui rassure le sujet de confortables illusions. Dans ce sixième livre du Cycle de l'Invisible, Eric-Emmanuel Schmitt invente un conte pertinent où la vérité n'a pas plus de prix que celle d'un beau mensonge. Alors -bien sûr!- le mensonge est chose affreuse s'il est utilisé par des âmes perverses et calculatrices mais, lorsqu'il est "un beau crépuscule qui met chaque objet en valeur" ( Albert Camus, La Chute), il mérite de s'épanouir et de vivre comme bon lui semble. La vérité serait-elle la seule posture acceptable sur laquelle le cours d'une vie doit s'édifier? Soyons sages et apprenons à découvrir que la beauté d'un être perce souvent dans l'étincelle qui fleurit au coin de l'oeil, reflet des histoires singulières qu'il sait s'inventer avec délectation!



2013 - Les perroquets de la place d'Arezzo : Sexe sans conscience n'est que ruine de l'âme
Éric Emmanuel Schmitt suscite l'admiration chez tous ceux qui savent déceler combien, tapis derrière chacun de ses sujets, se superposent et s'entremêlent de nombreuses strates de sens. On peut lire Les perroquets de la place d'Arezzo ,d'abord, au premier degré: le dévorer comme un roman subtil dans lequel les sens sont en éveil , où le sentimental rivalise avec le sexuel, le sordide avec le romantisme, le désespoir le plus profond avec le bonheur extatique ; et y jouir de la libération des mœurs et des êtres en se laissant charmer par les lignes sensuelles que compose le narrateur mutin, tantôt galvanisé par l'audace d'une Diane sans tabou par exemple ou inspiré par la plastique d'une Ève expérimentée . Beaucoup y sentiront vite la fine analyse psychologique qui se tisse au fur et à mesure des chapitres: on croise une multitude de visages pour lesquels le lecteur ressent des sentiments ambivalents et fluctuants: tantôt attachants, tantôt méprisables, ici il n'y a pas de place pour des personnages sans relief et stéréotypés; aucun n'échappe au jugement du lecteur, les torts sont souvent partagés et les conflits gagnent en intérêt parce qu'ils expriment la complexité de la réalité. Les êtres dépeints ont tous des failles et l'on ne s'en sent que davantage proche, forcément. Leur sexualité est le reflet patent de leurs écorchures et de leur essence. Voilà pourquoi Éric- Emmanuel Schmitt la place sous les feux de vos yeux. 
Les perroquets de la place d'Arezzo est ainsi un roman qui, pour cette rentrée littéraire, se fait l'écho de nombreuses questions soulevées dernièrement par l'actualité: mariage pour tous en France, harcèlement sexuel, liberté des femmes... Avec une démarche profondément humaniste, l'écrivain nous confronte ainsi à une adepte du sexe extrême , à un obsédé des galipettes et des cajoleries de bureau - homme de pouvoir qui ne manque pas de rappeler un politicien français déchu- , à des adolescents qui s'éveillent à la sensualité, à des homosexuels refoulés ou assumés,à des croqueuses d'hommes, des étalons, une vieille fille jamais déflorée, des maris qui trompent leurs épouses, des maîtresses...Chaque personnage a une histoire singulière, une souffrance prégnante que sa sexualité exprime ou refoule. Chacun est une occasion renouvelée de s'interroger sur sa propre tolérance et moralité. L'opportunité d'analyser intelligemment si la sexualité est le seul critère valable pour juger de l'intégrité et de la valeur d'un individu. 
La trame du roman? Il est temps de vous la dire, il est vrai! Autour d'une place bruxelloise ( huit-clos où chacun a le loisir d'observer les autres et de juger les gens sur leur mine) à l'histoire étonnamment exotique, battent des cœurs insatisfaits qu'une âme mystérieuse décide de bouleverser en envoyant une pluie de lettres d'amour anonymes. Qui est ce " Tu sais qui" qui signe? Quel est son objectif? Semer la zizanie ou la paix? Au lecteur de se prêter au jeu de l'enquête, l'auteur égrenant ça et là des indices qui , tour à tour , le perdent ou le dirigent. Nimbée de mystère, la fiction n'en devient ainsi que plus érotique. En effet, déjà que l'évocation permanente du sexe échauffe les esprits, le roman d'EE Schmitt pousse bien plus loin le jeu : l'érotisme, naissant d'une plume habile, n'est pas seulement une corne d'abondance de plaisir, il est également un moyen de domination du démiurge sur ses créatures, sur ses lecteurs et Éric Emmanuel Schmitt en abuse avec l'élégance et la dextérité que l'on lui connaît. D'ailleurs, il pousse l'audace jusqu'à insérer une figure d‘écrivain qui pourrait le représenter, Baptiste, l'auteur brillant qui accepte un ménage à trois avec la maîtresse de sa femme. Les mots donc manipulent, leurrent, permettent des suppositions, autorisent le dérapage de l'imagination...On apprécie d'ailleurs qu'un auteur aussi reconnu laisse s'exprimer dans ses lignes avec autant de naturel le désir, l'impatience et accepte de badiner en compagnie de son lecteur! Un procédé d'écriture osé où l'auteur est contraint de se mettre un peu lui aussi à nu -même s'il ne narre que des faits imaginaires- tant l'écriture érotique l'oblige à déshabiller ses phrases, à inviter la sensualité à son bureau et donc s'exposer en mots au regard de ses lecteurs. 
Autre strate de sens de ce roman : il a pour ambition de nous apprendre des choses sur nous-mêmes et de nous rappeler la puissance de l'imaginaire...qui est la clé de voûte du sexe. Et beaucoup d'amants finissent par l'oublier et s'étonnent de l'ennui de leurs rapports intimes. L'ivresse naît des mots, d'une situation, d'un postulat...bien plus que d'un frottement mécanique et répétitif. 
Attention cependant! si l'on pense, lors des premiers chapitres , que l'auteur se fait le porte-parole du libertinage, les chapitres suivants nuancent, montrent les revers des libertés trop excessives et incitent davantage à réfléchir sur le paradigme sexualité/moralité qu'à s'attarder sur la question de l'intérêt de multiplier les partenaires et les expériences érotiques marginales . En effet, l'on a même aujourd'hui tendance à positionner sexualité et moralité en contraires, confortant les modes de pensée puritains. Or ne peut-on pas avoir une sexualité libérale et être un être moral et respectable? Une question provocatrice mais non dénuée d'intérêt. Il semble que nos principes d'action vis à vis de nous-mêmes et des individus restent moraux , justes et visent le bien tant que nous ne mettons pas à mal notre intégrité et celle des autres, tant que nous respectons les droits universels de chacun. Pourquoi devrait-on alors rougir d'oser des expériences insolites si elles sont partagées entre adultes consentants? Qu'est-ce que cela change d'aimer une femme ou un homme? Qui a le droit de juger de nos désirs tant qu'ils ne nuisent à personne? Voilà ce qu'exprime ce roman riche de tolérance et de sagesse qui montrent de nombreux êtres anéantis par leurs tabous et leur acharnement à ne pas se démarquer du moule social formaté. Mais il faut aussi entendre dans cette fiction combien la libéralisation des mœurs devient parfois l'exutoire d'un malaise, n'incarnant plus, alors, un désir épicurien mais une volonté d'oublier que l'on souffre. 
La sexualité n'a du bon qu'entre âmes épanouies et qui maîtrise leurs instincts même au plus loin de leurs débordements. Voici pourquoi nous évoquions Rabelais pour titrer ce passionnant roman ! Sexe sans Conscience n'est que Ruines de l'âme tandis que Sexe avec Lumière promet Ivresse à perpétuité! 


2014 - L'elixir d'amour - le mystère de l'amour en 150 pages?
Quand on a la plume véloce et le mot heureux, chaque nouveau récit ne peut être un mauvais cru... mais le cépage d'Eric-Emmanuel Schmitt - dont on aime toujours la distinction et la souplesse - perd en puissance au fur et à mesure qu'il s'entête à décliner le thème de l'amour. Quand on a la plume véloce et le mot heureux, chaque nouveau récit ne peut être un mauvais cru...mais le cépage d'Eric-Emmanuel Schmitt - dont on aime toujours la distinction et la souplesse - perd en puissance au fur et à mesure qu'il s'entête à décliner le thème de l'amour.
En effet, après d'être acoquiné avec le sexe et l'amour dans " Les perroquets de la place d'Arrezzo", cet " élixir d'amour" est un peu maigre et dépouillé. La correspondance de ces deux amants modernes façon Liaisons dangereuses ne rivalise pas avec son modèle. Pire, s'y usent des topoi faciles ; Adam est un psychanalyste prétendant connaître le secret pour rendre toutes les femmes amoureuses de lui, Louise est une amoureuse désespérée utilisant les charmes d'une jeune femme carriériste pour briser le cœur d'un homme trop sûr de lui. 
Est-on libre d'aimer? " L'amour procède-t-il d'un processus chimique ou d'un miracle spirituel?" Que sous-entend dans ce roman l'écrivain sinon des banalités évidentes? L'amour est le nom que chacun donne à la fêlure qui le pousse dans les bras d'un(e) autre. Si cette vérité est un prétexte suffisant à composer des milliers de narration et s'avère un sujet inépuisable de la littérature rose, on aurait souhaité un récit d'une plus grande étoffe de la part d'un auteur aussi talentueux. Que l'amour ne soit pas l'objet autour duquel on tourne mais plutôt l'un des ressorts de l'intrigue. Que cette correspondance soit réellement canaille, tantôt nerveuse, tantôt veloutée et que l'on s'accroche à ce duellum à distance parce qu'il y siège une complicité attirante. Bref, que ce récit n'invite pas simplement à deux heures de lecture aimables mais plutôt à une révélation de saveurs telle qu'Eric-Emmanuel Schmitt sait en répandre dans nos esprits assoiffés!
" Le sexe n'a pas de morale, raison pour laquelle les humains s'en imposent une. Sans règles, il n'y aurait ni couples, ni familles, ni société, tout s'abimerait dans le chaos; grâce aux interdits, nous avons quitté la jungle pour la ville. Ne t'afflige pas d'être pondéré, Adam, cela atteste que tu as dépassé l'état de primate. Belle révélation? Ne me remercie pas." ( p.76. Éric-Emmanuel Schmitt/ Albin Michel).
En interview avec Eric-Emmanuel Schmitt - Avril 2010: " Le pardon est un pari sur l'humanité"
Comment présenter les mots d'Eric-Emmanuel Schmitt sans en altérer toute la beauté et la justesse? Comment ne pas verser dans l'écueil de la redite ou dans la déclinaison pataude de poncifs littéraires? J'ai choisi de faire le pari de la sincérité et sans (trop) m'étendre en une pluie d'éloges qui alourdiraient le propos, d'oser dire d'abord à quel point ses textes peuvent révolutionner votre vie, vos comportements et parfaire vos désirs d'être meilleur; ensuite, ajouter combien, simplement, ils ont la faculté fascinante de vous emporter l'espace de quelques heures dans des contrées tout autant spirituelles que quotidiennes, tout aussi douces qu'inextinguibles et de vous offrir une odyssée aux mille visages peuplée de héros extra dans l'ordinaire. Oui, envie d'insister sur ce travail captivant auquel se livre l'auteur avec une sensibilité brillante: dépasser l'indicible et, au travers de paraboles intelligentes, nous faire réfléchir sur l'humain et ses complexités. 
Ceux qui rechigneront devant ces thèmes trop universels - les soi-disants libertaires aux grands airs qui s'imaginent que penser à l'Autre ne peut se décliner à la sauce laïque- ceux-là qui renâcleront à explorer les pistes passionnantes de la nature profonde des êtres et des choses, se laisseront au moins charmer par la prose d'un écrivain talentueux qui respecte le rythme du lecteur, s'immisce dans ses veines en un flot de poésie troublante et épurée. Allez fi donc des convenances et du prêt à parler journalistique pondéré, les livres d'Eric-Emmanuel Schmitt sont REMARQUABLES: tout à la fois remède aux âmes lasses et perdues, compagnons de route des décrocheurs de rêve et autres croisés de l'Espoir et pour tous, un ouvroir authentique de réflexion exponentielle excellant de bon sens et d'humanité.
Vous avez choisi d'aborder dans votre recueil de nouvelles les thèmes de la vengeance et de son antonyme, le pardon, sujets très ancrés dans la sphère religieuse: pourquoi y-a-t-il eu, au départ, une volonté d'inscrire ces récits dans une dimension spirituelle?

Parce que je pense que personne ne peut faire l'économie d'une vie spirituelle, qu'elle soit athée, juive, chrétienne, bouddhiste, peu importe: personne ne peut s'empêcher de donner du sens à ce qui arrive; tout le monde pense à ce qu'il fait de bien ou de pas bien - bon, à part les salauds qui eux ne se posent jamais de questions (rires). Toutes ces nouvelles parlent de la rédemption mais la rédemption, je la prends d'abord au sens psychologique : la faculté de se changer, la faculté de se corriger, la faculté de s'amender: est-ce qu'on peut changer? est-ce qu'on est toujours victime de soi, des autres, des événements, des influences ou est-ce qu'on peut arriver d'une façon autonome à s'extirper de tous les conditionnements pour tenter d'être soi et d'être l'auteur de soi, d'être à l'origine de ses actes et de ses comportements... et c'est vrai que dans ces histoires, il y a des êtres qui vont , comme ça, par une rencontre ou par un choc, par un accident, être anéantis et d'autres qui vont y trouver l'occasion de prendre conscience, de changer, d'évoluer.
Au départ le pardon est un acte assigné à Dieu... vos récits ont donc l'ambition de montrer une vision laïque du pardon?

Oui, oui, moi je sécularise! (rires). Oui, tout à fait, j'essaie de prendre des problèmes qui ont trouvé leurs premières formes dans l'expression religieuse - rédemption, pardon, damnation- et de les remettre dans la vie réelle et de s'interroger sur la faculté qu'ont les êtres, effectivement, de se corriger, d'évoluer ou...d'empirer!
Vos textes portent des valeurs de tolérance. Est-ce qu'ils ont délibérément une ambition éducative? Est-ce que vous acceptez que l'on qualifie vos écrits de "porteurs d'un message humaniste"?

Oh oui, j'en serais fier. C'est vraiment mon ambition, je souhaite porter un regard d'humaniste sur le monde et sur les religions : je ne m'intéresse pas aux religions pour leur message religieux mais je m'intéresse aux humains. Oui, il y a une vraie volonté de fabriquer dans mes livres un monde où les gens acceptent leurs complexités et ont une curiosité de l'Autre et arrivent finalement à vivre ensemble, ou simplement à vivre mieux. Il y a une ambition philosophique dans la moindre petite histoire, vraiment, pour moi, on lit un livre pour mieux vivre.
Aujourd'hui, parler de religion se fait avec précaution: les professeurs de lettres et de sciences humaines ont pour programme pédagogique l'enseignement des textes fondateurs : quels conseils donneriez-vous pour les enseigner , vous qui êtes un adepte des sujets controversés?

J'éprouve moi-même le bonheur d'être beaucoup impliqué dans les collèges et les lycées où l'on travaille Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran pour essayer d'approcher la réalité de l'Islam en la confrontant avec le judaïsme pour amener des passerelles de tolérance. Les élèves étudient aussi Oscar et la Dame en Rose . Je crois beaucoup à l'importance des fables, des récits, des romans, des pièces de théâtre et même des films parce qu'ils nous présentent des êtres de chair et de sang auxquels on peut s'attacher et grâce à cet attachement , on va peut-être partir à la découverte de mondes, de spiritualités , de problèmes qui, au départ, nous rebuteraient et nous effrayeraient. Je crois vraiment qu'il y a un pouvoir des fables pour créer de la curiosité, de la tolérance, de la compréhension.
Plusieurs questions profondes sont soulevées dans vos nouvelles: peut-on tout pardonner? Pardonne-t-on vraiment? Le pardon n'est-il qu'une autre forme d'amour? Avez-vous fait, au préalable, des recherches philosophiques, littéraires avant de vous attaquer à cet acte de don de soi?

Au préalable, c'est à dire il y a vingt ans, il y a trente ans (rires) parce que j'ai toujours été obsédé par cette question du pardon. Pour moi, le pardon, c'est deux consciences qui souffrent l'une en face de l'autre. Une conscience qui souffre d'avoir mal fait et une conscience qui souffre d'avoir été victime et c'est uniquement quand ces deux consciences reconnaissent cette souffrance et qu'elles décident de la dépasser pour passer à autre chose que le pardon se fait. Donc le pardon, c'est un pari sur l'humanité. C'est un pari sur l'avenir, pour continuer la vie ensemble malgré la violence. C'est un projet de dépassement de la violence.

Sommes-nous libres de nos choix? est la question complexe qui semble être le bouquet pour lequel vous avez sélectionné les plus jolies fleurs...si la liberté est l'idéal, diriez-vous que le chemin le plus sûr est la voie esthétique? Est-ce que vous parvenez, comme Baudelaire avec ses épanchements lyriques, à y accéder lorsque vous écrivez?

Eh bien non! (rires) Là je me sens très différent, je pense que la conquête de la liberté passe vraiment par la prise de conscience : si l’on ne prend pas conscience de ce que l’on est, de ce que l'on a fait, du passé dans lequel on peut être prisonnier et si l’on ne prend pas conscience de la violence qui est à l'autre, il n'y a pas d'apprentissage de la liberté. La liberté n'existe que si on la veut, la liberté n'existe que si on s'en sert, la liberté n'existe que si elle est un rêve pour l'homme. Je ne sais pas si la liberté fondamentale existe, par contre, ce que l’on peut arriver à faire exister, c'est la libération comme on dit en philosophie, c'est à dire que l'on se libère des déterminismes, on se libère de l'influence de l'extérieur, de son corps, de son caractère. La liberté est plus l'objet d'une libération, c'est à dire d'une conquête progressive de l'autonomie qu'un état sur lequel on peut s'arrêter.
Si l'écriture n'est pas une échappatoire, la musique semble en être une pour vous: votre autobiographie, Ma vie avec Mozart ainsi que le titre de votre recueil, titre éponyme de cette nouvelle intitulée " Concerto à la Mémoire d'un Ange" rend hommage au classique: est-ce que vous établissez des ponts entre la musique et l'écriture?

Je pense que la musique est plus qu'une échappatoire; pour moi, elle est un guide, c'est à dire que la musique me fait accéder à des états de conscience où je ne vais pas sans elle. La musique a un véritable rôle de transformation intérieure,elle me touche au plus intime de l'intime, elle peut me donner de la consolation quand j'ai mal, la paix quand je suis agacé, elle peut me redonner de la joie quand je n'en ai pas ; la musique a un rôle philosophique dans ma vie. Les notes sont comme des compagnons du philosophe qui m'aident à vivre, c'est ce que j'avais raconté dans Ma vie avec Mozart où je m'entretenais avec Mozart. Lui me répondait avec de la musique mais l'attention que je lui prêtais n'était pas spécialement esthétique, c'était vraiment l'attention d'un disciple par rapport à un maître qui lui apprend à vivre.
On connaît la maxime "Errare humanum est" de Sénèque mais bien moins sa fin " perseverare diabolicum": "l'erreur est humaine mais persévérer dans l'erreur est diabolique". Est-ce que cela pourrait être l'illustration de cette nouvelle un peu troublante qui est nommée l'Empoisonneuse et qui est la première de ce recueil?

Oui, c'est assez juste ce que vous dîtes. C'est l'histoire de quelqu'un qui est véritablement incapable de se réformer, une boule d'égoïsme et de domination, quelqu'un qui a vraiment besoin de dominer les autres, ses maris et puis maintenant le prêtre. Tout contrôler. Dans cette obsession de la domination ,il y a une profonde monstruosité.
Oui, car l'on peut penser que l'homme se métamorphose, que l'homme se corrige, que l'homme s'approfondit et c'est la seule qui finalement n'évoluera pas...
Oui, elle en est incapable. Elle n'en a pas le désir en plus et pour elle, prendre conscience de ses crimes, c'est prendre conscience de belles histoires qu'elle va pouvoir raconter au curé pour le captiver, ce n'est pas du tout prendre conscience de l'horreur qu'elle a fait, jamais! C'est juste pour se rendre intéressante! (rires)
C'est pour ça que cette nouvelle est troublante au milieu de toutes les autres parce que l'empoisonneuse est une anti - héroïne...
Oui, tout à fait, c'est ma part de pessimisme qui s'exprime ou en tous cas de réalisme: tout le monde a la possibilité de changer, de s'améliorer mais encore faut-il le vouloir et se rendre compte qu'on est un monstre : il y en a qui baignent dans leur jus et ne sont pas candidats à la métamorphose...
Vous placez pour la seconde fois un journal d'écriture à la suite de vos récits: vous y confiez vos balbutiements, vos difficultés d'écriture. Vous y évoquez, comme vous l'aviez déjà fait pour La Part de l'Autre, que vos personnages vous torturent jusqu'à endosser vos états d'âme...

J'ai vraiment l'impression que pour exister, ils ouvrent les portes en moi et prennent ce dont ils ont besoin et par exemple, l'Empoisonneuse a réouvert les portes du sarcasme, de la mesquinerie, de la domination et pendant le temps où j'écrivais cette nouvelle, je me surprenais tout d'un coup à avoir des pensées, surtout des expressions qui n'étaient pas les miennes mais qui étaient les siennes et qui envahissaient ma vie. C'est ce que je dis dans le journal : quand un personnage boîte, je boîte. 
Donc l'identification, pour vous, est nécessaire lors de la création, nécessaire ou inéluctable...
Oui absolument! Il faut se laisser emparer par le personnage, il faut qu'il prenne la parole, il faut qu'il vous domine. Il vaut mieux être dominé par un personnage que dominer ses personnages...car lorsqu'on domine ses personnages, l'écriture devient factice, elle révèle sa facture, on voit que c'est un travail...tandis que si c'est le personnage qui s'empare de l'écrivain, alors il y a peut-être une chance que le personnage existe, qu'il soit vrai et qu'il est une vraie crédibilité.
Vous est-il déjà arrivé, après avoir "bouclé" un récit, d'être pris en otage par un personnage?

Oui, ça m'est arrivé mais, heureusement, c'était avec des personnages positifs! J'ai eu cette chance (rires).Par exemple, Monsieur Ibrahim : c'est un sage qui se moque des gens qui vont vite, qui conseille la lenteur; il est tout le temps en train de se moquer de moi, de me dire qu'il faudrait faire autrement et il est tout le temps en train de me sourire avec beaucoup de gentillesse. Il est foncièrement resté en moi, il m'accompagne tout le temps, avec son humour...qui me fait beaucoup de bien d'ailleurs.
Vous vous définissez d'abord comme un homme de théâtre ainsi vous justifiez votre adhésion à la nouvelle, vous dîtes que la brièveté rend la lecture captive, vous parlez de votre écriture synecdotique; n'avez-vous donc pas de grand roman à citer comme bréviaire? Est-ce que La Part de l'Autre était une exception?

Je suis fou amoureux de certains romans et ma critique ne concerne pas tant l'art du roman que plutôt la valorisation excessive qu'on a du roman. Aujourd'hui être écrivain, c'est écrire des romans alors qu'être écrivain, c'est aussi être capable de faire du théâtre! c'est aussi faire des nouvelles ! Pour moi il n'y a pas de genre majeur ni de genre mineur. Après s'il y en a, c'est une question de mode et d'époque. Ainsi, à d'autres époques, c'était le théâtre qui était la consécration. Bien sûr, il y a des romans qui sont fondamentaux dans ma vie: Des Liaisons Dangereuses à Jacques le Fataliste , la Recherche du Temps Perdu ou les grands romans russes. Mais en même temps, je ne mettrais pas Guerre et Paix plus haut que Mademoiselle Perle de Maupassant. Une nouvelle parfaite de Maupassant provoque en moi autant d'émerveillement qu'un grand roman.
Ce carnet de bord aborde une notion superbe, celle "des décalages amoureux". Pour vous, l'offense n'est donc qu'une affaire de maladresse ou de hasard? de personnages qui ne se retrouvent pas au bon moment? Si vous affirmez cela, c'est que vous pardonnez à vos personnages et que vous les disculpez comme le ferait Dieu...ou un créateur démiurge...

J'aime bien votre question parce qu'elle me permet peut-être de dire que c'est encore autre chose que je fais par rapport à mes personnages: en fait, je ne les juge pas. Je ne les juge jamais, je les laisse avec leurs ambiguïtés, avec parfois même leur stupidité....c'est vrai que par exemple, dans la dernière nouvelle, Catherine, la femme du président de la république est capable d'un pardon extraordinaire et qu'elle m'émeut à ce moment-là mais, que mes personnages agissent bien ou mal, je ne les juge pas. J'essaie de les présenter dans leurs complexités et c'est au lecteur de savoir ce qu'il en pense.
Finalement, n'est-ce pas l'extériorité, celle de l'auteur ou celle du lecteur, qui permet un vrai pardon, un pardon pur?

Je pense que la première étape du pardon, c'est la compréhension, la compréhension de l'Autre. Au fond, pour pardonner, il faut être l'offensé et le lecteur dans cette zone-là est dans la zone de compréhension.
Qu'est-ce qu'un lecteur de talent pour Eric Emmanuel Schmitt? Est-ce que c'est un être aux antipodes de Monsieur et Madame Fromage qui ont des airs de petits bourgeois et qui s'exaltent sur l'art pompier?

Voilà . Les lecteurs de talent, ce ne sont surtout pas Monsieur et Madame Fromage (rires). C'est ceux qui ont le sens de la complexité, ceux qui regardent l'humanité avec compassion, qui acceptent que les êtres soient profondément différents les uns des autres et agissent différemment. Le lecteur de talent, c'est celui qui est amoureux de la complexité humaine.
Ce journal de bord est une corne d'abondance par rapport à votre esthétique: vous y avez glissé pléthore de notions intéressantes : est-ce pour couper le sifflet des journalistes?
Non, ça ne leur a pas coupé le sifflet! Je ne l'ai pas fait pour ça, c'était vraiment un contrepoint intéressant des nouvelles dans le livre; et puis, à chaque fois que j'ai fait éditer mon journal dans l'édition de poche, ça m’a valu un courrier extraordinaire des lecteurs. C'est vrai que, du coup, j'ai craint que les journalistes n'apprécient pas, quelque part, cette parole de l'écrivain après la parole de son texte et en fait c'est tout le contraire qui se produit parce que je pense que ce journal, c'est comme une chambre d'écho de la lecture; la lecture se prolonge dans ce journal et chacun y retrouve ses questions , les questions qui l'ont taraudé pendant la lecture .Il y a donc quelque chose d'assez fraternel dans cette idée de carnet, et je me rends compte que c'est effectivement très positif d'avoir osé le publier.
Merci infiniment pour cet entretien.
Plus encore sur Eric Emmanuel Schmitt - Par ici son site!