« La Cité de la victoire » : Salman Rushdie, maître conteur…
- Écrit par : Serge Bressan
Par Serge Bressan - Lagrandeparade.com/ Dire et écrire, encore et encore, encore et toujours : « Les mots sont les seuls vainqueurs. C’est ce qui rend les écrivains dangereux pour les pouvoirs politiques ».
Dire et écrire, aussi : « La sagesse, ce n’est pas être pessimiste ou optimiste, mais observer, savoir quelles sont nos valeurs et ne rien concéder ». Salman Rushdie, 76 ans, né à Bombay (Inde), est un « survivant » : en août 2022, lors d’une conférence outre-Atlantique, il a été agressé au couteau par un jeune mettant à exécution la peine de mort voulue par la fatwa lancée par l’ayatollah Khomeiny en 1989 après la parution d’un livre, « Les Versets sataniques »… Conséquence de cette agression : œil droit mort, usage d’une main perdu. Peu avant cette tragédie, l’auteur américano-britannique avait bouclé un nouveau roman, « La Cité de la victoire », dont la VF vient de paraître. Au fil des quelque 330 pages, une étrange résonnance entre un conte du XIVe siècle en Inde et l’agression au XXIe siècle aux Etats-Unis.
Dans un entretien à l’hebdomadaire « Le Point », Salman Rushdie a évoqué la genèse de son nouveau roman qui « doit beaucoup à une absence d’histoire. Quand j’avais 25 ou 26 ans, j’ai fait un voyage dans cette Inde du Sud que je ne connaissais pas (ma famille est du Nord) et j’ai découvert les ruines de Hampi. Elles sont, en fait, les vestiges de l’empire de Vijayanagara. Elles n’étaient pas en très bon état et n’intéressaient pas beaucoup de monde. Pourtant, quand j’ai fait des recherches, j’ai découvert que ce royaume, fondé au XIVe siècle, a dominé pendant deux cent cinquante ans la plupart du pays… » Il se pose des questions : pourquoi ignorait-il l’existence de ce royaume ou encore la place prépondérante qu’y tenaient les femmes ? Il décide alors de raconter l’histoire, le royaume devient l’empire de Bisnaga, et pour la technique narrative, il prend exemple sur les grandes épopées comme le Ramayana, le Mahabharata et l’« Iliade » d’Homère, et y ajoute le texte de deux voyageurs portugais qui s’étaient établis dans cet empire comme marchands de chevaux et qui racontent tout de la vie quotidienne, les marchés, les rituels dans les temples…
Direction le sud de l’Inde, au XIVe siècle. Après une bataille « ordinaire » entre deux royaumes, une fillette de 9 ans, Pampa Kampana, assiste à la mort de sa mère, brûlé dans le bûcher des veuves. Peu après, envahie par le chagrin, elle fait une rencontre divine : sa vie va être bouleversée. Pampa se retrouve avec des pouvoirs exceptionnels, la déesse lui glisse qu’elle, la fillette de 9 ans, va contribuer à l’essor d’une grande ville appelée Bisnaga (littéralement, « cité de la victoire »). Autrement dit, la merveille du monde… Pendant les deux cinquante années suivantes, les destins de Pampa Kampana et de Bisnaga se confondent- toujours sous l’inspiration de la déesse. Ainsi, Pampa va bousculer la société, installer une autre approche de la vie commune- mieux, elle fera, dans ce royaume jusqu’alors patriarcal, des femmes les égales des hommes… Malheureusement, comme les belles histoires d’amour, l’histoire de Pampa Kampana et de Bisnaga se finit mal- des politiques qui vont et viennent, des batailles gagnées ou perdues, un tissu social en déliquescence… Bref, l’histoire de la vie qui va.
Dans ces pages de « La Cité de la victoire », on trouvera aisément des airs des familles avec Montesquieu évoquant la chute de Rome ou encore avec Gabriel Garcia Marquez. Vision du mal, utopie, espoir et désespoir, enfermement et liberté… Mieux encore- et c’est là tout le génie de Salman Rushdie, grand styliste et merveilleux conteur : il a inventé un narrateur qui assure avoir en sa possession un livre disparu durant quatre siècles et écrit par Pampa Kampala. Ainsi, « La Cité de la victoire », c’est un récit dans le récit, en quelque sorte un exercice et un exemple de « lire-écrire ». Et lectrices et lecteurs en permanente interrogation : Rushdie a-t-il écrit un texte de mémoire ou d’hallucination ? Une certitude : avec « La Cité de la victoire », Salman Rushdie a écrit un texte essentiel à la gloire des mots, de la littérature et du féminisme. Parce que, encore et toujours, « Les mots sont les seuls vainqueurs ». Parce que, toujours, les mots seront les seuls vainqueurs…
La Cité de la victoire
Auteur : Salman Rushdie
Traduction : Gérard Meudal
Editions : Actes Sud
334 pages
Prix : 23 €
[bt_quote style="default" width="0"]Au dernier jour de sa vie, alors âgée de deux cent quarante-sept ans, la poétesse aveugle, faiseuse de miracles et prophétesse Pampa Kampana acheva son immense poème narratif consacré à Bisnaga et l’enterra dans une jarre en argile scellée à la cire au cœur des ruines de l’Enceinte Royale, en guise de message adressé à l’avenir. Quatre siècles et demi plus tard, nous avons découvert cette jarre et lu pour la première fois l’immortel chef-d’œuvre intitulé le « Jayaparajaya », ce qui signifie « Victoire et Défaite », rédigé en sanskrit, aussi long que le « Ramayana », composé de vingt-quatre mille vers,,. et nous avons appris les secrets de l’empire qu’elle avait cachés à l’histoire pendant plus de cent soixante mille jours…[/bt_quote]
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