"Dé mem brer" de Joyce Carol Oates : des nouvelles cinglantes et horrifiques
- Écrit par : Serge Bressan
Par Serge Bressan - Lagrandeparade.fr / C’est une habitude : depuis bien longtemps, chaque année, une fois- voire deux ou trois, Joyce Carol Oates nous envoie de ses nouvelles, en direct d’Amérique. Tenue pour l’une des plus grandes auteures contemporaines d’outre-Atlantique (et même du monde !), régulièrement citée pour le prix Nobel de littérature, à bientôt 82 ans (le 16 juin prochain), elle nous glisse, en ce printemps, un nouveau recueil de nouvelles, titré « Dé mem brer ».
Sept nouvelles cinglantes, tout aussi horrifiques de « Mudwoman », son livre-étalon dans le genre paru en 2012… Sept nouvelles pour, selon son éditeur français, « une plongée inquiétante dans les psychés troublées de femmes presque ordinaires ». Pour autant de nouvelles, sept femmes- veuves, célibataires ou adolescentes, qu’importe ! mieux que quiconque, Joyce Carol Oates sait s’engouffrer, avec un plaisir non feint, dans les tourments et les troubles des individus. On se rappelle avec bonheur son « Blonde » consacré à Marilyn Monroe ou encore « Zombie » et aussi « De la boxe », un des meilleurs textes à ce jour écrits sur le monde du « noble art ».
Avec « Dé mem brer », la première nouvelle de ce recueil qui lui donne son titre, l’auteure déroule des descentes aux enfers et des drames du passé. Magicienne du mot et de la phrase, elle enveloppe le tout d’une sacrée dose d’« horrific » et accompagne ses héroïnes dans de beaux sursauts de révolte. Elles se prénomment Jill, Stephanie, Mariana ou encore Claudia… Elles habitent amplement, entièrement « Dé mem brer », « Le vide sanitaire », « Cœur brisé », « La fille noyée », « Les situations », « Grand héron bleu » ou encore « Bienvenue au septième ciel », des nouvelles parues aux Etats-Unis entre 2015 et 2017 dans diverses publications et magazines. Ces femmes, ces héroïnes, le monde extérieur les menace, elles vont réagir- parfois, trop tard… Encore, et comme toujours chez Joyce Carol Oates, ça flotte du côté du gothique, on chemine du côté de marécages obscurs, il y a des carcasses de bagnole rouillées, des poupées bien évidemment disloquées, et les couteaux sont toujours formidablement effilés. Oui, dans « Dé mem brer »- comme dans tant de ses livres signés de son nom ou de ses pseudonymes (Rosamond Smith et Lauren Kelly), l’auteure américaine malaxe le glauque, le maléfique, l’horrifique avec une jubilation rare. Il suffit de lire la première des sept nouvelles, « Dé mem brer » : une pré-ado prénommée Jill est sous le charme de son bel et mystérieux cousin, « serial killer » à ses heures, ou encore parmi les suivantes, « La fille noyée » avec cette étudiante qui ne peut cesser de penser à cette autre retrouvée nue et noyée sur le campus, « Le vide sanitaire » avec cette veuve qui ne parvient pas à faire le deuil de son mari pourtant pas vraiment aimable et fréquentable… et « Grand héron bleu » avec Claudia qui est obsédée par les oiseaux du lac tout proche et voudrait se transformer en héron vengeur pour remettre à sa place son beau-frère vraiment trop entreprenant…
Ainsi, Joyce Carol Oates propose des textes entre fantasmagorie et réalité. Elle sait capter la personnalité de personnes vulnérables et confrontées à la violence, évidente ou sourde. Avec cette auteure « tout-terrain » de 82 ans, tout est prétexte à nouvelle(s) : un père furieusement abusif, une compagnie aérienne exagérément zélée, les esprits torturés et la paranoïa font l’ordinaire du paysage. Ce qui a fait écrire à une revue littéraire américaine : « Joyce Carol Oates est un Edgar Poe femme » !
Dé mem brer
Auteur : Joyce Carol Oates
Traduit par Christine Auché
Editions : Philippe Rey
Parution : 5 mars 2020
Prix : 19 €
Extrait:
« Je suis malade de honte quand je me souviens du dégoût que j’inspire à Rowan Billiet. Très triste de songer que Rowan m’a oubliée. Je suis jalouse à l’idée qu’il puisse avoir trouvé une autre cousine à promener dans sa Chevy bleu ciel. (Notre famille compte plusieurs cousines éparpillées à travers le comté de Beechum).
Sur le toit, il est naturel d’avoir ce genre de pensée. Si j’avais suffisamment de fierté, je me suiciderais. Je trouverais un moyen de mettre fin à mes jours. Je montrerais à Rowan Billiet à quel point je suis désolée, à quel point j’ai honte. Je montrerais à Rowan Billiet que moi aussi, je me dégoûte ».
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