Erri De Luca : « L’écriture, c’est la possibilité de préciser la réalité »
- Écrit par : Serge Bressan
Par Serge Bressan - Lagrandeparade.fr/ Libéré de problèmes avec la justice de son pays, l’Italien Erri De Luca revient au roman. Avec « La Nature exposée », il signe un texte court mais empli de saveurs et de mystères. Avec des « voyageurs d’infortune », une statue de marbre. Un narrateur passeur dans les montagnes la nuit, sculpteur sur pierres et bois le jour. Et aussi un prêtre, un rabbin, un ouvrier algérien, une roman ce avec une pointe de thriller… C’est « La Nature exposée », le nouveau roman de l’Italien Erri De Luca. A 66 ans, il est un des noms les plus fameux de la littérature européenne contemporaine. Militant de Lotta continua dans les années 1970, maçon à Paris, Erri De Luca a grandi à Naples et vit, aujourd’hui à 66 ans, dans la campagne romaine. Son temps, il le passe entre l’escalade de parois rocheuses, les actions solidaires (ainsi, le mois prochain, il sera sur le bateau de Médecins du monde au large de la Libye), la lecture et la traduction de la Bible en hébreu chaque matin dès le réveil… et l’écriture. Avec « La Nature exposée », il livre un texte une fois encore court dans sa forme, pétillant de dizaines de thèmes (il préfère dire « impressions »)- c’est aussi l’un des romans les plus savoureux et mystérieux du moment. L’un des plus « interpellants » avec ses impressions sur les migrants, la solidarité, la religion (qu’on soit croyant ou non), le sacré, l’exposition ou non du sexe du fils de Dieu…
Après les choses vues dans « Le Plus et le Moins » paru l’an passé, vous revenez au roman avec « La Nature exposée »…
… pour une raison toute simple. Ces derniers temps, j’ai eu quelques soucis avec la justice italienne. Et pendant cette période, j’ai continué d’écrire mais je n’avais pas la possibilité d’écrire long. Quand l’affaire judiciaire a été réglée, j’ai pu me remettre au roman, c’est « La Nature exposée ».
D’où vient l’histoire que vous racontez dans ce nouveau roman ?
C’est une histoire vraie qu’un ami m’a, un jour, racontée. Un an plus tard, il me l’a racontée une nouvelle fois. Mais je ne crois pas qu’en lisant mon livre, il la reconnaîtra !
Le romancier que vous êtes a évidemment pris quelques libertés !
Mais je ne suis pas maître de l’histoire que j’écris ! C’est elle qui me dicte une infinité d’histoires. Et alors, j’esquisse comme un impressionniste…
Vous écrivez au crayon ? vous tapez directement à l’ordinateur ?
J’écris à la main sur un cahier d’écolier dans un état complet de concentration et d’isolement. Je peux écrire n’importe où, dans un train, dans un café… La seule chose qui m’empêche de me concentrer, c’est la musique. Parce la musique est physique, elle donne un rythme à l’organisme. Mon écriture est orale. Avec des phrases courtes, comme on parle.
Dans les premières pages de « La Nature exposée », grand pratiquant d’escalade et d’alpinisme vous expliquez au lecteur : « Comme lorsque j’escalade une paroi, mon écriture exige que je tourne le dos à tout et que je me concentre sur la surface étalée devant mon nez, avec la plus grande précision possible »…
Quand je suis au pied d’une paroi rocheuse, je n’ai pas de vision panoramique. J’ai besoin de toucher la roche. C’est furieusement tactile, l’escalade ; on avance centimètre par centimètre. Pour l’écriture, c’est la même chose. La même concentration. Je suis sur la ligne que je suis en train d’écrire. J’avance…
N’empêche ! au départ, on sait où l’on doit aller…
Pas sûr ! Cette fois pour « La Nature exposée », je ne connaissais pas le final. Ça m’est venu en cours d’écriture. Oui, la fin de ce roman, je l’ai découverte en écrivant…
Au début de votre nouveau roman, on découvre un narrateur qui, la nuit, fait passer la frontière dans la montagne à des « voyageurs d’infortune »…
… et je précise que je préfère ce terme « voyageurs d’infortune » à « réfugiés ». Le réfugié est déjà arrivé, il a une terre. Les personnes qui font appel à mon narrateur sont des « chercheurs d’abri », des voyageurs qui vont à l’aveugle. Et quel meilleur terrain que les montagnes- c’est le plus grand réseau de passage entre deux pays, il est totalement incontrôlable. En montagne, c’est le seul endroit au monde où on ridiculise la frontière, on la piétine comme le font les animaux ! Le narrateur, lui, vit dans un trou, là où il faut arriver. Parfois, quelques touristes s’arrêtent. Sinon, il y a ces gens du monde- il les aide à passer contre une certaine somme d’argent, il écoute leurs histoires et, une fois qu’ils sont passés, il leur redonne l’argent. Il a peu de besoins, et se justifie ainsi : « Une fois là -bas, cet argent leur sera bien plus utile qu’à moi ici… » Pour lui, c’est tout simple : il prolonge ce sentiment de gratitude…
Le problème, c’est qu’il va devoir quitter son village. C’est alors l’autre thématique du roman avec la fameuse « nature » exposée qu’il va accepter de restaurer…
Il y a évidemment cette grande question à laquelle il va être confronté : l’Art peut-il tout représenter ? tout est-il permis au seul motif que ce serait de l’Art ? Mais il va faire un pas de côté en annonçant qu’il est non-croyant, qu’il est sculpteur et artisan- donc, en acceptant d’enlever le drapé qui cache le sexe du Christ sur la croix et de restaurer la « nature », il va se mettre dans la peau de l’artiste qui a réalisé la statue. Il va s’interroger sur le temps qu’il faisait à Jérusalem le jour de la crucifixion, sur le phénomène de légère érection au moment de la mort,…
Il prend avis et informations auprès d’un prêtre, d’un rabbin, d’un ouvrier algérien qui va lui fournir le marbre pour reconstruire la « nature »…
Il ne provoque rien. C’est la vie, tout simplement. Une vie faite de rencontres, une suite de coïncidences.
Existe-t-il un Art suprême, ultime ?
Pour moi, l’Art suprême c’est le cinéma. Parce qu’il est l’assemblage de tous les arts… et que la version qu’il propose avec un film est définitive. L’écriture, elle, n’est pas un art, il faut se plonger dans une langue, dans un vocabulaire. L’écriture, c’est la possibilité de préciser la réalité.
Vos livres, pour la plupart, sont assez courts…
On est l’hôte du lecteur. Il faut quitter la table avant d’être un poids ! Il faut développer chez le lecteur le désir de quelque chose de léger pour qu’il ressente l’envie d’en avoir plus !
Et pour être écrivain, que faut-il ?
J’ai commencé à me tenir compagnie avec l’écriture, très jeune. J’ai écrit mon premier récit à 11 ans. C’était une histoire avec un poisson. Ça m’a plu… et je n’ai jamais cessé d’écrire. Je ne suis pas l’employé de mon écriture, j’écris seulement quand j’ai quelque chose à dire… Alors, pour être écrivain, je dirai que, d’abord, il faut avoir lu un camion de livres ! Ensuite, savoir écouter les histoires des vieux. Enfin, se plonger dehors- ça peut être dangereux, mais plonger à l’intérieur de soi, ça peut l’être tout autant…
Vous êtes réputé solitaire…
… je suis partout dans le monde. Je ne suis pas solitaire, seulement capable d’isolement !
La Nature exposée
Auteur : Erri De Luca
Editions : Gallimard
Parution : 2 mars 2017
Prix : 16,50 euros
Crédit-photo: Catherine Helie
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