Ecrire contre : Manchette seul contre tous ou L’homme (du polar) à abattre
- Écrit par : Guillaume Chérel
Par Guillaume Chérel - Lagrandeparade.com/ « Ne travaillez jamais », c’est le titre d’une tête de chapitre (soixanthuitard, et « debordien » ) consacrée à un sondage du Nouvel Observateur, publié le 4 décembre 1978, de la somme consacrée à Jean-Patrick Manchette par Nicolas Le Flahec. L’agrégé de lettres modernes, enseignant à l’université de Bordeaux, n’a pas écouté le maître, car quel boulot ! Des années de travail, soit plus de sept-cents pages, consacrée au « pape du néo-polar ». Manchette aurait détesté être étiqueté ainsi, et son biographe ne donne pas dans ce registre.
Tout a commencé, il y a vingt ans, par la découverte de La Position du tireur couché, du même auteur, raconte l’universitaire, qui n’a cessé de le lire, le commenter, l’étudier depuis. C’est quasiment devenue une obsession. Le Flahec s’est intéressé à tout ce qui le concernait (romans, correspondance, entretiens, scénarii), poussant ses lycéens, puis ses étudiants à le lire, ou codirigeant un colloque international :« J’ai vieilli en sa compagnie », confesse-t-il. Il y a pire compagnie.
A l’origine la thèse était intitulée : « Jean-Patrick Manchette : une écriture de la dissonance ». Suite de quoi, il a préfacé la réédition de « L'Affaire N'Gustro », à la Série Noire, et codirigé, avec Gilles Magniont, un recueil titré : « Jean-Patrick Manchette et la raison d’écrire, publié en 2017, aux éditions Anacharsis. Force fut, alors, de constater que nous avions là le nouveau spécialiste de l'œuvre de Jean-Patrick Manchette, disparu en 1995, à 52 ans.
Mieux vaut s’intéresser à ce genre romanesque (le Noir), à l’art d’écrire, en général, pour se lancer dans sa lecture d’un pavé, dont l’ambition est de montrer « la richesse de cette œuvre sinueuse ». Nicolas Le Flahec réussit le tour de force d’embrasser la totalité de l'œuvre de Manchette : romans, nouvelles, pièce de théâtre, scénarios, articles de journaux, traductions, correspondance, entretiens... Où l’on apprend qu’il s’est usé, à ses débuts, en « forçat de la machine à écrire », tels Martin Eden et Jack London, à produire des travaux de commande (alimentaires), du type scénario porno, pour Max Pecas (sans honte), notamment. Au lieu de se consacrer à sa déconstruction du polar, tout en jouant avec ses codes (hard-boiled, anti-héros, fond social, jeux de mots). Et que nombre de ses projets n’ont pas aboutis.
Dressant les contours d'une production, aussi composite qu’éclectique, permet d’appréhender la cohérence de son credo récurrent : refuser la littérature marchande, ou dite « artistique » (qui se regarde écrire, style « Nouveau roman », quoique… Echenoz), mais aussi les tensions qu’il provoqua, puis regretta, notamment avec son ami Pierre Siniac, et le producteur Gérard Lebovici. Résumer ici la teneur de cet immense travail (insistons sur ce point), de manière exhaustive, est impossible. Retenons qu’en rappelant ses références : Hammett, Chandler, Westlake, mais aussi Hemingway, Hegel, Marx, Flaubert, Orwell, Perec, Debord, Pelot, Prudon (mais pas Jonquet, pour des raisons essentiellement politiques, sans doute), on comprend la souplesse, autant que la rigueur, de l’auteur de « La position du tireur couché », capable d’humour mais aussi d’écrire dans le registre « behavioriste », très années (engagées) 50/70.
Publiée trente ans après la mort de l’écrivain-scénariste-traducteur-journaliste, l’ouvrage, titré finalement : « Jean-Patrick Manchette : écrire contre », est à la fois une commémoration, un hommage, mais aussi un essai littéraire objective, tout en étant forcément subjectif. Car, on ne peut s’empêcher de se demander ce qu’aurait pensé Manchette d’une telle étude fouillée ? Poser la question, c’est y répondre. Lui qui rejetait toute forme de consécration académique, il aurait sans doute rejeté les neuf-dixième des auteurs de romans noirs qui se réclament de lui aujourd’hui. Perclus de contradictions, il aurait trouvé le moyen de s’en sortir par une pirouette qui ne soit pas trop désobligeante, tant le dit labeur est laudateur, riche, subtile et complet. Sans l’avouer, il aurait été flatté. Mais, à la première occasion, encore une fois, lui qui pouvait être tranchant, blessant, aurait « effacé l’origine de ses effacements » (rapport au thème de l’identité), ironisé sur la figure médiatique du « polardeux » (récupérée par le marché), et « l’immonde industrie du divertissement » - la fameuse « société du spectacle -, dans sa forme narrative, se serait gaussé de la littérature de loisir, représentée par la myriade de « srillers » et autres « feel-good-books », tout en acceptant le fait d’être « disséqué par des universitaires et des journalistes » (autoproclamés spécialistes du genre), distribuant des bons points aux auteurs bankables, fondus dans le « melting-pot de la culture marchandise »…
Manchette continuerai sans doute à affirmer son goût pour les polars de gare, la Pulp-fiction, dont Jean-Bernard Pouy, créateur du Poulpe, reste le meilleur représentant. Enfin, il aurait à nouveau refusé toute tentative d’anoblissement, et c’est tout à l’honneur de Gallimard, qui sait très bien qu’il ne vendra pas des milles et des cents de cette entreprise magistrale, qui est tout sauf une panthéonisation, alors que la Série Noire fête ses quatre-vingts berges. Or donc, vive Marcel Duhamel ! Créateur de la Série Noire, et hourra Robert Soula ! Qui a repris la main, avant Patrick Raynal, le pote de Papa Poulpe, puis Aurélien Masson, Stéfanie Delestré… Et vive les visages « contractés » (private joke manchettien) et les rictus de douleur et les détails minutieux, à propos des armes à feu, pourvues de « silencieux », et vive les anti-héros hard-boiled, et feu Michel Lebrun, Claude Mesplède… Vive Doug Headline (Manchette en anglais), son fils. Merci à Nicolas Le Flahec pour ce voyage en littérature post-situationniste. En ces temps d’abrutissement général, ça nettoie les méninges.
Jean-Patrick Manchette : écrire contre
Editions : Gallimard
Auteur : Nicolas Le Flahec
728 pages
Prix : 30 €
Parution : 16 janvier 2025