Aude Lancelin : La presse libre est moribonde, vive les intello-précaires indépendants !
- Écrit par : Guillaume Chérel
Par Guillaume Chérel - Lagrandeparade.fr/ « C’était une évidence désormais, jamais je ne retournerais dans l’une de ces maisons centrales pour journalistes où l’on écrivait le mot liberté sur la grille d’entrée pour chaque jour mieux la saccager », écrit Aude Lancelin dans "Le monde libre", prix Renaudot Essai. Mais que s’est-il passé pour en arriver à ce constat ? Laissons-la continuer : « Jamais plus je ne me contenterais de glisser la vérité seulement dans quelques interstices, heureuse lorsque la chose n’était ni détectée, ni réprimée. Jamais je n’accepterais plus longtemps l’humiliation d’avoir mon rond de serviette au milieu de tous ces auxiliaires d’une gauche trompeuse, œuvrant sans relâche à la démolition de la vraie. »
Rappel des faits. En mai 2016, Aude Lancelin, numéro 2 (comme dans Le prisonnier…) du sacro-saint Obs (ex-Nouvel Observateur), s’est vu signifier son licenciement. « L’Evènenement », inédit dans l’histoire du magazine icône de la « gôche » sociale-démocrate, suscita de vives réactions et il est aujourd’hui le motif d’un essai : "Le Monde libre", dont le titre constitue une référence ironique à la holding de Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse, actionnaires majoritaires de L’Obs et du groupe Le Monde : « Géants des télécoms, marchands d’armes, propriétaires milliardaires de conglomérats divers, la presse ne s’appartenait plus », constate la journaliste qui était responsable des pages « idées », et à qui une productrice-télé mariée à un « grand » éditorialiste, a suggéré « pour faire carrière » de s’approcher d’un grand capitaliste ; bref de se trouver un protecteur… Le décor est planté. On se croirait à la Cour de Louis XIV : « Lorsqu’un système atteint un tel degré d’imposture, les points de tension deviennent extrêmes au sein du personnel chargé d’assurer sa maintenance quotidienne. Certains craquent, se referment, dans le silence ou la honte. D’autres tiennent le coup. ». A sa manière, Aude Lancelin a tout de même tenu un long moment puisqu’elle avait débuté sa « carrière » dans ce magazine (pas à la Gazette des Yvelines !), avant de faire un détour à Marianne, où elle fit le même constat : « Grimper ou ramer sont une même chose. Tout est une question d’inclinaison de la pente, disait Nietzsche qu’elle prend plusieurs fois à témoin.
Il ne s’agit pas seulement ici d’une tempête dans un verre d’eau. Mais des arcanes d’un système méditico-politique tombé entre les mains de grands argentiers, comme dans Citizen Kane d’Orson Welles… L’affaire est d’importance. Elle symbolise l’éternelle lutte du pot de terre contre le pot de fer. Avec, au final, la menace du Talon de fer, pour reprendre le titre du roman visionnaire de Jack London qui annonçait la montée du fascisme (regardons ce qui se passe en Turquie…). Si quasiment toute la presse nationale est « vendue » aux milliardaires comme elle l'écrit, la démocratie est en jeu, voire la République. Nous pesons nos mots.
Explications : Aude Lancelin raconte, entre autres, comment elle se fit (ingénuement ? courageusement ?) des ennemis les amis des puissants : Alain Minc / BHL / Bruckner / Finkelkraut devenus les têtes pensantes de l’Obs’ qu’elle nomme « l’Obsolète ». Alors qu’elle s’intéressait davantage au travail d’Alain Badiou ("De quoi Sarkozy est-il le nom ?"), auquel on reproche encore son passé maoiste pro-khmers rouges. La suite (pour les jeux de mots et afin d’éviter les procès faciles) est à l’avenant : Jean Joël, fondateur tutélaire de l’hebdomadaire est aux côtés de Claude Rossignel, dans une galerie de portraits dont la violence confine au règlement de comptes mais comment lui en vouloir. Chacun lutte avec ses armes. La sienne est la plume qu’elle a fort belle. La tête bien faite, elle connait les mots à dix dollars, les concepts les plus subtils, donc la dialectique comme la sémantique. Le monde des idées, c’est son truc. Son univers. Question concept on ne la lui fait pas. Elle a des lettres et connait ses classiques (c’est d’ailleurs un de ses constats effarants : l’inculture crasse de nombreux chers confrères, le doigt sur la couture du pantalon, sous la coupe d’un gestionnaire parlant d’avantages de courbes et de chiffres que de philosophie). Peut-être se sont-ils laissés tromper par sa blondeur et son physique a priori angélique… Et puis ce n’était qu’une femme après tout : elle ne l’évoque pas mais ne négligeons pas l’aspect sexiste. Elle fut nommée au sommet de la rédaction de l’Obs’,oui, mais cornaquée par un mâle alpha.
Aude Lancelin avait la candeur de croire à ses idées. Etait-elle trop à gauche aux yeux du trio d’actionnaires : Xavier Niel, Matthieu Pigasse et Pierre Bergé ? Remettons l’épisode dans le contexte. Chaque semaine, les rues étaient noires de monde pour protester contre la « loi Travail » et la Place de la République investie chaque soir par le mouvement « Nuit debout »… Elle avait choisi son camp, au point d’avoir pour compagnon un des initiateurs du mouvement : ses détracteurs se sont engouffrés dans la brèche. Lui reprochant ce qu’ils font tous, plus ou moins, mais pour d’autres projets moins généreux, généraux, plus personnels, d’avancement dans la hiérarchie de la grande Comédie Humaine. Le QBQ (qui baise qui ?) étant le jeu le plus prisé de ces humains trop humains…
Quoiqu’il en soit, le licenciement de la numéro deux de l’Obs apparaît comme le symbole de cette mainmise des puissances financières sur les médias, qui, au final, les prive de liberté éditoriale. Et la réaction est à la hauteur de l’enjeu démocratique : depuis que la journaliste a été écartée la fronde ne faiblit pas à l’Obs’. Le licenciement aurait été acté pour des motifs strictement politiques, bien avant l’entretien préalable de licenciement du 20 mai : « Il n’y avait en réalité pas la moindre marge de négociation. On s’est battu, la rédaction et moi, certains avec un courage exceptionnel, pendant quatre semaines entières, pour se heurter à un véritable mur de mensonge et de mépris », raconte Aude Lancelin. Une motion de défiance contre la direction a été votée à 80 %, chose encore jamais vue à la Mecque de la « gauche caviar ».
La journaliste évoque une mise en application immédiate du « monde El Khomri » rêvé par le gouvernement socialiste, où l’on pourrait déchirer un contrat de travail du jour au lendemain. Elle insinue que son sort a été décidé au sommet de l’Etat, le président Hollande parait tellement obsédé par le 4e pouvoir : on a vu le résultat avec son livre où il dit… ce qu’il aurait pu ne pas dire, au lieu de dire qu’il aurait du faire. Bref, ce n’est pas une tempête dans un verre d’eau. Ce licenciement brutal (parmi des milliers d’autres rarement médiatisés, rappelons-le) est significatif d’une droitisation de la société française (au sens « trumpien » du terme, à l’américaine : marche ou crève) au sein même des prétendues élites… Cette intelligentsia si chère à la vie intellectuelle française se délite comme peau de Chagrin. A l’image de ce qu’est devenu Saint-Germain des Près où les boutiques de luxe ont remplacé les librairies.
La publication de cet essai arrive à un moment difficile de l’histoire du magazine de « centre gauche ». Face à un déficit d’exploitation prévisionnel de 3,5 millions d’euros en 2016, la direction a arrêté un plan d’économies passant par les départs volontaires de 42 personnes, dont 38 journalistes, qui devront faire part de leur choix en décembre. Faute de candidats, des départs contraints seront décidés. A l’issue de cette réorganisation, les effectifs seront ramenés à 138 journalistes et 5 assistants, pour un gain de coûts de 3,6 millions d’euros. Les négociations sur les conditions de départ sont en cours. Entre juillet 2015 et juin 2016, les ventes du magazine ont plongé de 15 % sur un an, chutant de 450 000 à 382 000 exemplaires en moyenne par semaine. Au même moment, à I-Télé, une centaine ( !) de journalistes, pas moins, préfèrent partir que de se soumettre au diktat d’un autre milliardaire, Vincent Bolloré, dans un conflit social dont on a beaucoup parlé ; sans pour autant faire céder les tenants du pouvoir financier : « Vous pouvez faire grève tant que vous voulez », leur a-t-on dit.
Voilà revenu le temps où l’argent dominait la presse, comme à l’époque de "Bel Ami" de Guy de Maupassant. Le personnage de roman a été remplacé par une blonde faussement ingénue qui s’est battue jusqu’au bout, comme la chèvre de Monsieur Seguin de Daudet, qu’elle cite. Elle a lutté jusqu’au bout face aux hommes de mains lancés à ses trousses par les loups cachés de la finance et de la politique. Car il se dit qu’en haut lieu ses écrits, ou plutôt ses fréquentations et la place qu’elle laissait à certains penseurs empêcher de « zafairiser » en rond (comme on dit à la Réunion), dérangeait.
Ni les journalistes, ni les politiques ne sortent grandis de ce livre, les premiers du fait de leurs faiblesses et de leurs compromissions, les seconds en raison de leur fascination malsaine pour les « faiseurs d’images ». Mais, quand on a renoncé au faire, et donc au savoir-faire, comme c’est le cas depuis maintenant une quinzaine d’années, il ne reste plus que le faire-savoir. C’est ce que fait Aude Lancelin qui n’a plus grand-chose à perdre, outre son honneur puisque les illusions sur cette frange de la presse sont parties en fumée. Pour les non-initiés, la lecture de ce livre se révèlera une plongée des plus instructives dans les eaux glauques d’un journalisme d’influence à la papa. On pourrait reprocher à Aude Lancelin d’avoir attendu d’être licenciée pour comprendre dans quel marigot elle avait mis les pieds. Vieux Motard javanais… On peut aussi lire ce livre comme une chronique et une histoire intellectuelle des quarante dernières années du Nouvel Observateur puis de l’Obs. Et surtout de la mort d’une certaine gauche morale, réformiste, asssujettie aux tenants de l’ultralibéralisme le plus sauvage. Aux banquiers en somme : « Être de gauche ou être de droite c’est choisir une des inombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile ; toutes deux, en effet, sont des formes d’hémiplégie morale » dit José Ortega, qu’elle cite. Voilà Aude Lancelin définitivement déniaisée. Ni le PS ni l’Obs’ ne sont de gauche… Mais de quoi la gauche est-elle le nom alors ? : « Si être de gauche ne consistait pas à défendre le faible contre la myriade d’exploitations variées que le fort était en train de réinventer, qu’est-ce que cela pouvait donc bien être encore ? », se demande-t-elle.
"Le monde livre" est le faire-part du décès de la presse « indépendante » maintenant assujetie au monde de l’argent (avant il était question de pub, aujourd’hui il s’agit de leaders d’opion). L’évolution politique de L’Obs favorise la prise de pouvoir par les actionnaires et en particulier par Xavier Niel : « L’ogre venu des télécoms », dont elle rappelle qu’il a fait de la prison et fit sa fortune grâce au téléphone rose. Cette prise de pouvoir contribue à l’évolution – l’involution – politique et culturelle de l’hebdomadaire (et de la presse en générale à part quelques titres comme Le Canard, l’Humanité, Politis, Charlie Hebdo…) et favorise le nivellement par le bas à tous les niveaux. Il ne s’agit plus ici de débats d’idées de salons mais d’un tout autre enjeu, avant des élections présidentielles : quel modèle de société voulons-nous pour nos enfants ? Education, égalité, fraternité, ou liberté d’imposer son rapport de force…
Le Monde libre d’Aude Lancelin, 233 p, 19 €, Les Liens qui libèrent