Mikado d'enfance : le « filliste » et les « endéportation(s) »
- Écrit par : Guillaume Chérel
Par Guillaume Chérel - Lagrandeparade.com/ Enfants, nous avons tous joué aux mikados. Ces petites baguettes, pointues au bout, qui nous font perdre la partie si l'une d'elles fait bouger le reste du tas, jeté en vrac, après avoir été délicatement déplacée... C'est exactement ce qui est arrivé à Gilles Rozier, lorsqu'il reçoit ce mail, écrit par un ami se voulant léger : « Cher Gilles,je viens d'apprendre qu'en 1975 vous avez dû quitter votre collège pour une affaire d'antisémitisme concernant un « vieux Juif » (un certain Monsieur Guez). Quelle surprise !Jacques ». Tu parles d'un ami...
En réalité, Gilles n'avait fait que donner l'adresse de Monsieur Guez, son professeur de l'époque, à sa copine Patricia, avec qui il avait l'habitude de faire des blagues de potaches au téléphone. Sauf que celle-ci l'a transmise à deux garçons moins naïfs, le beau Vincent et Pierre, dont il enviait l'amitié... Ces derniers sont allés plus loin, trop loin. Cette histoire va mener Gilles Rozier encore plus loin. Le contenu du mot envoyé à M. Guez était bel et bien de caractère antisémite. Il est question de « vieux » juif qui sera bientôt « puni par le Reich », le tout entouré de croix gammées dessinées. Un conseil de discipline est convoqué. Les quatre jeunes protagonistes sont sanctionnés, au prorata de leur implication : renvoi pur et simple des deux amis turbulents, auteurs de la lettre, exclusion temporaire (et privation de télé 15 jours pour Gilles), pour les deux autres, complices mais pas acteurs. Complices... mais pas acteurs. Des sortes de collaborateurs involontaires, quoi. Il restait encore deux ans à faire à Gilles dans ce collège, donc deux ans à affronter le regard de colère et de mépris des professeurs, en soutien à leur collègue qui est parti, sans que Gilles ne connaisse son destin.
Au début, le récit est léger. On apprend que le jeune Gilles était un garçon délicat et sensible, qui craignait la violence des petits caïds à la cantine. Il avait de beaux yeux bleus et aimait jouer à la poupée, au grand dam de son frère qui le traite de « filliste ». Bref, il est un peu différent des autres garçons de son âge mais son enfance est plutôt paisible, avec un père cadre, qui dirige une usine. Ce dernier gagne confortablement sa vie. La famille vit dans un pavillon qui les place parmi les personnes aisées de la petite ville où ils habitent. Dans sa classe, il fréquente fils et filles d'employés de l'usine et de cadres, mais il a du mal à se faire des amis parmi les garçons. Il les regarde avec envie faire des sports de contact, alors que lui ne se sent à l'aise qu'en compagnie de filles, surtout une, la fameuse Patricia.
Sa mère est juive mais ce n'est pas important pour lui, à l'époque. On ne suit pas les rites hébraïques : ses parents sont athées. Pourtant, sa mère connaît le yiddish, elle aime l'entendre mais ne le parle jamais. Son père est mort en déportation, mais elle n'y fait jamais allusion. Alors, le jour où son fils chéri est accusé d'antisémitisme, c'est la déflagration ! A partir de la page 65, on entre dans le dur. Quand Gilles découvre que son grand-père maternel a vraiment été déporté, et sans doute gazé par les nazis à Auschwitz. La preuve, son nom est noté sur le Mémorial de la déportation des juifs. Enfant, il entendait souvent parler de membres de la famille disparus « endéportation », mais il ne comprenait pas ce que cela voulait dire. Par contre, il se souvient bien les mots d'une de des tantes disant que sa plus grande honte fut d'avoir dû porter du jaune : « J'ai horreur du jaune ! » (sic !). Une autre raconte avoir osé faire un clin d'œil à un soldat allemand... L'humour est la politesse du désespoir, c'est bien connu.
« Comment voulez-vous que mon fils soit antisémite alors que mon père est mort à Auschwitz ?», a dit sa mère au conseil de discipline. Cette phrase revient comme un leitmotiv. Et comme on est juif par sa mère... Gilles va découvrir sa judéité à travers elle. Quarante ans après, cette affaire n'était pas tout à fait encore digérée. Gilles Rozier est devenu un spécialiste de la langue yiddish (titulaire d'un doctorat de littérature et traducteur du yiddish, de l'hébreu et de l'anglais, éditeur, il a cofondé les éditions de l'Antilope, en 2015, et dirigé la Maison de la culture yiddish - bibliothèque Medem de 1994 à 2014). Déjà auteur de six romans, dont « Un amour sans résistance », traduit en douze langues, cette vieille histoire lui a donné envie d'écrire un livre à la fois biographique et de mémoire. Il creuse l'identité juive et ses enjeux, jusqu'au plus profond de l'intime. Mais, au fait, qu'est devenu M. Guez ? Le vieux prof juif... Gilles Rozier n'en sait rien mais il a écrit ce livre comme pour lui demander pardon.
Mikado d'enfance
Editions : de l'Antilope
Auteur : Gilles Rozier
190 pages
Prix : 18 €
Parution : 22 août 2019
editionsdelantilope.fr