Jacques Prévert n'est pas un poète : CECI N'EST PAS UN BIOPIC DESSINE
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ Réduire cet ouvrage à la simple dénomination de biopic dessiné serait faire injure au travail remarquable de ses deux auteurs, Hervé Bourhis et Christian Cailleaux. CECI EST UN OUVRAGE GENIAL tant il y flotte l'esprit libertaire et joueur de l'auteur éponyme, qu'on n'y apprend pas seulement quelle fut sa vie, ses amitiés, ses échecs et succès sentimentaux et professionnels mais qu'on a tout bonnement l'impression de côtoyer Prévert en personne, de l'entendre nous causer à l'oreille et d'être le témoin privilégié de ses envolées de mots inspirées. Quarante ans que le brillant poète et scénariste de cinéma a disparu et pourtant il s'affirme là, plus vivant que jamais, dans cet opus volumineux où sa nature bouillonnante et généreuse éclate!
[bt_quote style="default" width="0"]Non, mon coco, je ne suis pas coco. Je suis prévertiste. [/bt_quote]
On y adhère d'entrée de jeu, avec la préface délicieuse du maître de conférences Carole Aurouet qui conclut sur le fait que Prévert - qui déambulait éméché plus souvent qu'à son tour - aimait le champagne " au point d'avoir porté un temps un pendentif en forme de bouchon autour du cou." Le décor est planté, Jacques Prévert glisse entre les doigts du conformisme, de l'ordre et de la hiérarchie...et en cela, on l'affirme comme elle:"Les bulles d'un autre genre qui sont proposées ici lui rendent un pétillant hommage."
Dans "Jacques Prévert n'est pas un poète" s'enchaînent trois parties : 1920-1930 - Rue du Château / 1930-1940 - Octobre / 1940-1950 - La vie était plus belle. Au travers de cette promenade chronologique au désordre brillamment orchestré, l'occasion d'en apprendre davantage sur l'auteur de "Paroles", l'initiateur du jeu du "cadavre exquis"...sans oublier - puisque Prévert ne s'est jamais défini comme un poète - le jour de son mariage avec Simone, en effet, il s'annonce comme profession " cinéaste" - le créateur des scénarios de "Quai des brumes" et de "Les Enfants du Paradis"...
Là l'on partage en connivence le plaisir de la vie collective, les heures de théâtre engagées et les déconvenues idéologiques suite au voyage en URSS pour les Olympiades du Théâtre Ouvrier de Saint-Petersbourg, les nombreuses rencontres inspirantes avec des figures de l'art sous toutes ses formes : André Breton dont on devient le favori un temps, le fils Renoir "qu'il ne peut pas voir en peinture", la diva Monsieur Jouvet, le comique Michel Simon, la superbe Michèle Morgan et "l'oeil qui frise" de "M'sieur Gabin" quand il la regarde, les amis fidèles Joseph Kosma et Alexandre Trauner que l'on cache pendant la guerre...Se manifeste l'indéniable complicité avec le frère, Pierre; se tissent et se déchirent les toiles de ses amours : avec Simone Dienne, la première épouse, avec la comédienne Jacqueline Laurent qui le laissera pour l'Amérique, puis avec celle qu'il nomme "petite fille", Janine Fernande Tricotet, une danseuse avec laquelle il concevra sa fille Michèle.
Hervé Bourhis a réussi à mêler avec pertinence et originalité l'histoire à l'Histoire, la trivialité du quotidien avec les envolées lyriques au moyen d'un scénario "théâtral" où l'humour et la poésie flirtent à l'envi, la vie se déploie en actes et rebondit en scènes mémorables. Sa maîtrise virtuose de l'esprit "prévertiste" séduit littéralement le lecteur : est rendu un hommage brillant à l'univers poétique de l'artiste où les jeux de mots foisonnent en calembours, néologismes, syllepses, lapsus volontaires aux effets souvent comiques ( frisant certes parfois le noir) et dans laquelle les allitérations, rimes et rythmes variés font éclore des mélodies de verbe exquises, à cette langue chaleureuse et de caractère qui en a fait un poète si populaire. Christian Cailleaux, de son côté, ne pouvait user d'un découpage classique pour évoquer un tel énergumène; la planche éclate donc, les mots s'invitent dans les décors, les couleurs épousent les humeurs. A un révolutionnaire des lettres, un passionnant - et singulier - biopic dessiné.
[bt_quote style="default" width="0"]- Et vous, qui êtes si drôle et jouez si bien avec les mots, que faîtes-vous? - Moi je ne fais rien. - Ah, très bien ça; Il ne faut jamais travailler. - ça tombe bien, j'en avais pas l'intention. - Savez-vous d'où vient le mot travail? - Non, et la question me travaille. - Du latin tripalium, un instrument de torture. - Et bien disons que, comme instrument, je préfère l'accordéon.[/bt_quote]
Une balade formidable dans l'univers d'un être iconoclaste brillant qui a pu dire "De deux choses lune, l'autre c'est le soleil"... et que l'on paraphrasera volontairement " à dessein - puisqu'à dessin c'est chose maintenant faite ! - pour que vous compreniez bien que " De deux choses l'une, l'autre c'est se ruer chez son libraire!".
Jacques Prévert n'est pas un poète
Editions : Aire Libre - Dupuis
Scénario: Hervé Bourhis
Dessin : Christian Cailleaux
Prix : 32€
Parution : 20 janvier 2017