After Shakespeare : les étudiants de Paul Valéry offrent un long songe d'une nuit d'été au Printemps des Comédiens
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ Douze heures de Shakespeare en théâtre, en danse, en opéra, en cinéma, en vidéo, en performance...une nuit entière pour célébrer le 400ème anniversaire de la mort du dramaturge anglais. Un pari relevé par la promotion sortante de la licence théâtre de l’Université Paul-Valéry montpelliéraine, c'est à dire 100 étudiants encadrés par des professionnels de la scène sous l'égide de Laurent Berger. To be or not to be avec eux ce soir-là ? Il n'y a pas à se poser la question!
Laurent Berger, comment avez-vous conçu ce projet Shakespeare?
L’idée était de proposer un événement marquant dans le cadre du quadri-centenaire de la mort de Shakespeare, le 23 avril 2016, qui entraîne dans une aventure toute la promotion sortante de la Licence Théâtre de l'Université Montpellier III Paul Valéry. Nous avons imaginé un projet qui soit aussi démesuré que l’œuvre de Shakespeare : offrir au public, aussi bien de spécialistes que non-spécialistes, la possibilité d’entrer en contact avec tout le répertoire shakespearien, donc les trente-huit pièces que Shakespeare a écrites au cours de sa vie.
Les étudiants avaient été familiarisés avec l'œuvre de Shakespeare l'année dernière, mais cette fois-ci il s'agissait de passer à l'acte. Nous sommes toute une équipe d'enseignants et d'artistes qui accompagnons les étudiants dans ce projet expérimental de recherche et de création. Au départ nous avons distribué les 38 pièces aux étudiants pour qu'ils s'en emparent par groupe de 4 ou 5 et proposent au cours d'une première nuit de décembre 38 formes autour de ces pièces. Au final une coupure de courant de 2h à 8h du matin nous a obligés à réaliser ce filage dans le noir, à peine éclairés parfois de la lumière des téléphones. Un moment de magie qui nous a fait comprendre que si cela était possible alors tout était possible avec ce groupe. Ensuite chacune de ces 38 formes a suivi son parcours singulier fait d'échec et d'erreur, de succès et de désespoirs, les plus brillantes à la fin n'étant pas forcément celles dont le processus de création a été le plus facile.
Si vous nous expliquiez votre rôle auprès de cette équipe de jeunes artistes?
Mon travail est de guider les étudiants dans leur recherche, non pas en leur transmettant directement des méthodes ou des techniques, mais en les poussant à trouver les leurs, à prendre conscience de leur créativité et aussi de leur limites pour mieux les dépasser. Il s'agit de leur transmettre le goût de l'expérimentation qui est une forme d'apprentissage à partir de leurs propres désirs. La difficulté principale qu'ils rencontrent réside dans la dichotomie entre l'idée ou la projection, et la matière ou la réalisation, c'est une différence qu'ils ont du mal à percevoir. Parfois leur idée est tellement juste, qu'il est difficile d'accepter que ce qu'on crée au plateau n'en n'est qu'une image déformée, qu'elle ne fonctionne pas comme dans l'imagination. Entre l'imagination et la matière scénique, les obstacles et les pièges sont sans fin.
Et ces difficultés apparaissent sur tous les plans, dramaturgique d'abord, où il faut explorer les liens qui s'établissent entre une pièce vieille de 400 ans et notre époque pour ensuite inventer un dispositif de réduction de cette pièce à des formats courts, de 15 à 40 minutes. Cette réduction vient parfois d'un travail sur le texte mais parfois aussi de la forme choisie pour la réaliser (théâtre, danse, performance, vidéo, cirque, cinéma,…). Il y a des projets qui échouent, qui se modifient, qui se recomposent. Les équipes artistiques évoluent car ils sont responsables collectivement des formes, elles se croisent aussi, chacun travaillant sur 6 ou 7 des 38 pièces. Parallèlement au travail dramaturgique, un scénographe accompagne la recherche sur l'espace scénique et son évolution au cours des 13 heures de spectacle et ainsi de suite pour les différents aspects du spectacle (son, régie, production, lumière,…).
Puis vient le moment de la réalisation, très délicat puisqu'il manque à ces équipes l'expérience de la mise en scène et de la direction d'acteurs. Notre travail consiste alors avant tout à leur apprendre à avoir un regard sur leur propre création, un regard sans complaisance et d'avoir le courage de faire des choix (de distribution, d'esthétiques, de dramaturgie, de son, …) qui sont souvent difficiles car ils impliquent des conflits et du travail. C'est une période difficile car on leur propose de placer la barre tout en haut en participant au Festival du Printemps des comédiens. Chacun des 38 fragments avance à son rythme selon la difficulté artistique du projet, l'implication des différents étudiants, les moyens techniques requis par la proposition.
Enfin dans la période finale, nous apportons une précision, une exigence, à laquelle ils aspirent mais qu'ils n'arrivent pas toujours à se formuler ou à s'imposer. Ça se passe principalement à travers des répétitions et des notes de filage qui permettent aux étudiants eux-mêmes de concevoir et de mettre en place les améliorations que les notes suggèrent. Les filages sont les moments essentiels puisqu'ils nous réunissent toute la journée et nous font effleurer du doigt ce que sera le spectacle dans sa durée réelle. Ils sont l'occasion de sentir comment ce spectacle construit initialement par petits groupes trouve son énergie collective, et comment cette énergie les pousse encore plus loin.
Finalement, notre rôle est de nous placer dans l'ombre de leur créativité, de leurs compétences, pour les appuyer quand elles leur font défaut. Toujours éviter d'intervenir alors que chez eux il y a encore une force proposition, une possibilité de dépassement, une envie de trouver par soi-même.
[bt_quote style="default" width="0"]La difficulté principale qu'ils rencontrent réside dans la dichotomie entre l'idée ou la projection, et la matière ou la réalisation, c'est une différence qu'ils ont du mal à percevoir. Parfois leur idée est tellement juste, qu'il est difficile d'accepter que ce qu'on crée au plateau n'en n'est qu'une image déformée, qu'elle ne fonctionne pas comme dans l'imagination. Entre l'imagination et la matière scénique, les obstacles et les pièges sont sans fin. [/bt_quote]
Si vous aviez dû vous-même monter un Shakespeare, lequel aurait-ce été? Et pourquoi?
Avant de proposer cet été ce format démesuré, ce projet fou de présenter les 38 pièces en une seule nuit, l'idée était de monter deux versions de "Comme il vous plaira", l'une avec une distribution féminine, l'autre avec une distribution masculine et peut-être d'autres pièces mettant en jeu le travestissement ("La nuit des rois", "Les deux gentilshommes de Vérone",…). La question du rôle de la femme dans la société, la révolte contre l'ordre établi (même s'il est invisible) est terriblement aigüe chez Shakespeare, et elle a beaucoup de sens chez les étudiantes (surtout) et les étudiants de cette année, c'est un combat qu'elles ont le sentiment de pouvoir remporter si elles se battent. Il faut dire que la puissance des femmes dans cette promotion est absolument ahurissante, la piste est donc restée et "Comme il vous plaira" est jouée par des femmes. Et au-delà . Elles ont pris en main la direction de ce projet ; les distributions masculines du théâtre élisabéthain sont loin. On est dans l'After Shakespeare.
Avant de découvrir, le 18 juin 2016, les productions de ces apprentis des planches, voici les intentions de mise en scène que certains d'entre eux nous ont confié....
Aïcha Euzet
Dramaturgie, mise en scène, performance
Troïlus et Cressida est une pièce d'une ironie poignante sur l'ordre du monde. William Shakespeare la situe à la fin de la guerre de Troie. Cressida, fille du devin Calchas, est une jeune troyenne courtisée par Troïlus, petit frère d'Hector et fils du roi Priam. Encore vierge, elle ne cède pas aux avances du jeune guerrier, mais sous la pression de son oncle Pandare, accepte de passer la nuit avec Troïlus. Au lendemain de cette première nuit d'amour, Cressida est échangée contre Anténor, et doit rejoindre le camp des grecs par ordre de son père. Troïlus argumente en faveur d'Hélène mais ne fait rien pour empêcher l'échange de sa belle Cresside. L'objet, parait-il, n'a de valeur que par le prix qu'on lui donne. Cressida se retrouve dans un monde d'hommes, de guerriers et doit survivre dans ce milieu. Elle n'a le choix de rien, telle une marchandise que l'on échange entre les deux rives, elle n'est que par et pour les autres. Nous avons voulu faire entendre cette femme et, à travers elle, toutes les femmes qui subissent le poids du monde patriarcal. La recherche est corporelle et visuelle. Cressida erre le long des contorsions de ce monde.
Aïcha Euzet
Metteur en scène, dramaturge, comédienne
Titus Andronicus est la première tragédie de William Shakespeare. Doit-on y voir la matrice de son œuvre ? La mort sans cesse renouvelée nous le fait penser. La mort comme vengeance. La vengeance comme justice. La justice impossible. C'est le sort de Titus et Tamora ; d'errer le long des ombres gémissantes. Leurs âmes vibrent ensemble sur cette haine mutuelle. La mère mangeant ses fruits qu'elle-même a nourri. En un banquet final, Titus clôt son histoire. La sienne mais pas celle de l'humanité qui perpétuellement accomplit les rites funèbres. L'injustice en tant que fondement du cercle de la vie et de la mort est le fil conducteur de notre mise en scène. Tamora et Titus y apparaissent comme les deux faces d'une même pièce. Chacun dans leur espace propre, Titus en cuisinier avec son apprenti et Tamora, sombre, en diva accompagnée d'une musique expérimentale. La proposition est une performance visuelle et sonore.

Marion
 Rozé
Metteure en scène, actrice et régisseuse plateau.
L'histoire de Cymbeline m'a plu car elle est complètement dingue et loufoque. Un mélange du conte de Blanche-Neige, ainsi que de Roméo et Juliette et d'Othello. Entre histoire d'amour impossible, guerre , trahison, mensonge et vrais méchants ! 
Avec l'équipe travaillant sur Cymbeline, nous avons voulu prouver que l'écriture Shakespearienne peut être drôle et touchante et non pas poussiéreuse. Pour la mettre en scène, nous avons décidé (l'équipe de dramaturgie et de scénographie) de proposer un dispositif entre comédie musicale et vidéo-clip : une demi-heure de chansons entêtantes et de rires avant de finir la nuit Shakespearienne par "La Tempête".
Lisa Barthélémy
Metteure en scène et dramaturge
Henry IV c’est l’histoire d’un roi fatigué, malade qui lutte pour maintenir la paix dans son royaume.... Mais Henry IV c’est aussi l’histoire de Falstaff : la débauche, les tavernes, la bière et les injures. C’est en partant de cette opposition que nous avons réfléchi notre proposition. Il fallait pouvoir raconter ces deux mondes, passer d’un registre à l’autre sans briser la continuité de l’histoire. Pour raconter cette intrigue complexe, nous avons investi le rôle de la Rumeur personnifiée par Shakespeare, pour lui donner une véritable place de narratrice et permettre un passage plus fluide entre la scène et l’écran. Cette pièce devient alors l’œuvre de la Rumeur en train de se créer, en train de se construire. Cette liberté nouvelle que nous donnait la narratrice nous a permis de changer d’époque pour se retrouver dans les années 30. Ainsi, nous pouvions raconter la partie comique à l’écran avec les codes du cinéma muet et la partie tragique sur scène en s’inspirant des films noirs et du monde maffieux de cette époque de prohibition. Le lien entre l’écran et la scène se trouve dans l’ambigüité du personnage de Hal qui fait partie de ces deux mondes et qui finit par traverser l’écran pour rejoindre son père.
Mona Dahdouh
Dramaturge et metteur en scène
Henry VI, la pièce sur laquelle j'ai travaillé a ouvert les « 24h Shakespeare » le 23 avril. C'est la première pièce historique de Shakespeare, et elle se compose en trois parties. Elle met en scène l'histoire de l'Angleterre à la fin du Moyen-Age et notamment la Guerre de Cent Ans et le début de la Guerre des Deux Roses. Henry VI propose une lecture très actuelle car elle décrit une société mécontente, et influencée par des forces avide de pouvoir. Un des plus gros travaux a été celui de coupure dans le texte et de montage, de la simplification. J'ai choisi le dispositif de la télévision qui permettait de faire concorder la complexité de la pièce, les batailles et les nombreux personnages,et la nécessité de l'urgence. Ce choix de mise en scène a permis également de traiter les événements anecdotiques que présente la pièce historique sous forme de reportage, ou d’interpréter les forces de pouvoir et les multiples trahisons par un jeu télévisé, en huis clos, révélant à la fois les personnages et le fonctionnement de la télévision. Ce dispositif a par ailleurs entraîné un choix de mise en scène radical : celui de la vidéo en direct qui fait appel au monde de la télévision, et nous a conduit à travailler sur les différents points de vue du spectacle, à la fois sur scène et sur l'écran.
- Le samedi 18 juin 2016 au Printemps des comédiens ( Montpellier)
« After Shakespeare »
Dans le cadre de A Year with Shakespeare
1616-2016 - 400ème anniversaire de la mort de Shakespeare
- La nuit du 18 juin 2016 
pour le festival du Printemps des Comédiens 
au Domaine d’O ( Débute à 20h)