Théâtre : Martin(e) Edène veut devenir écrivaine…ou Martin Eden est mort, vive Edène !
- Écrit par : Guillaume Chérel
Par Guillaume Chérel - Lagrandeparade.com/ Édène, jeune femme noire, « bac – 2 », dixit, de forte corpulence, veut écrire un livre.
Non seulement parce qu’elle en en a envie, mais pour conquérir Rose, jeune femme blanche, instruite et mince comme une planche à billets, née dans un milieu aisé. Édène se lance donc en littérature, sans maîtriser la syntaxe, ni connaître les codes du monde de l’édition, mais, pour vivre, elle doit travailler dur à la blanchisserie de l’abattoir…
Les lecteurs de Jack London (1876-1916) auront reconnu le pitch de Martin Eden, publié en 1909, et régulièrement réédité depuis. C’est une satire de la bourgeoisie du début du XX e siècle, et une parabole de la lutte des classes. Pour rappel, Martin Eden est un roman semi-autobiographique de l’écrivain américain, ancien marin lui-même, devenu ouvrier, issu des quartiers pauvres d’Oakland, qui décide de se cultiver pour séduire une jeune bourgeoise ; et sortir de sa condition sociale par la même occasion, en devenant écrivain. Malgré les doutes de sa dulcinée, au terme d’un parcours du combattant, il parvient à devenir un auteur à succès. Cependant, l’embourgeoisement, et l’hypocrisie qui règne dans ce microcosme, qu’il découvre, ne lui conviennent pas. Déçu, écœuré de voir son amour ne revenir vers lui que parce qu’il a réussi, il finit par se suicider en se noyant, lors d’une traversée en mer.
Il faut en avoir (du talent et de l’audace) pour oser adapter (à notre époque et au féminin) ce chef-d’œuvre d’autofiction de l’auteur d’une des plus belles phrases de la littérature américaine, et mondiale : « Et, tout au fond, il sombra dans la nuit. Ça, il le sut encore : il avait sombré dans la nuit. Et au moment même où il le sut, il avait cessé de le savoir ». La romancière, traductrice, scénariste, dramaturge, et metteuse en scène de théâtre (quelle énergie ! n’en jetez plus…), Alice Zeniter l’a fait, et elle s’en est plus que bien tirée. Par l’opération du saint esprit littéraire, et un tour de passe-passe « genré », Martin Eden est devenu Édène (mais pas Martine), et elle embrasse des femmes. Ce qui doit fortement déplaire aux néo-réacs qui voient des « wokes » LGBTQ+ partout… Quasi autodidacte (Edène a lu Annie Ernaux, tout de même, qu’elle a appréciée), venant d’un milieu populaire, elle est aussi puissante physiquement que le jeune et beau marin imaginé par London. Et elle aussi est venue au secours d’Ariane, la sœur de Rose (Leslie Bouchet), comme c’est le cas pour le frère de la très bonne famille Morse (dans Martin Eden). La seule différence est que Ruth (Morse) jouait du piano (debout). Pour le reste, la thématique, le contexte général, bref le synopsis, demeurent les mêmes.
Une histoire d’amour va naître entre la délicate, érudite et éternelle étudiante (elle boucle nonchalamment une thèse), Rose, et Édène, brute de décoffrage, franche du collier, ayant soif d’apprendre. Comme c’est le cas, encore une fois, entre Ruth et Martin (Eden) : « C’est un livre que j’ai lu, et relu, de nombreuses fois depuis mon enfance, raconte Alice Zeniter. Chaque fois, j’ai adoré. J’étais amoureuse de Martin Eden et je voulais être Martin Eden tout à la fois, confusément. Il a contribué à ce que je me représente un écrivain au travail — un écrivain qui n’était pas un bourgeois mais un pauvre, un type qui avait grandi sans livre, qui ignorait tout des codes de l’édition et qui pourtant arrivait à se faire publier. C’est grâce à lui que j’ai réalisé ce qu’était un écrivain au travail. Avec Édène, j’ai essayé de proposer une nouvelle vision de l’activité d’écrivain, en montrant cette fois-ci une autrice au travail ».
C’est le seul bémol majeur que l’on peut reprocher au spectacle : on ne la voit jamais écrire, l’apprentie écrivaine, pas même une bafouille… La métaphore visuelle consistant à visualiser des pages blanches, noircies d’encre, ou se muer en des monstres géants, cauchemardesques, ondulant dans la nuit, ne suffit pas à convaincre de la nécessité d’écrire, beaucoup et longtemps, seul.e face à soi-même, pour être écrivain.e. Comme si c’était tellement évident, pour Alice Zeniter, qu’il était inutile de montrer l’acte de rédiger, créer. Il faut dire que tout est déjà dans les mots de l’œuvre initiale. Il suffit d’écouter l’actrice Camille Léon Fucien, qui surprend, de prime-abord, par son phrasé, comme par son apparence (massive, elle est capable de porter sa compagne d’un bras), mais s’impose peu à peu, comme une force tranquille (comme dirait l’autre…), convainquant, car droite dans ses bottes. Sûre de son fait : elle aussi a le droit d’écrire, et basta. La littérature, comme la culture, l’instruction, et l’art en général, sont idéalement un droit – une nécessité - pour tous.
La trajectoire de son personnage ne passe ni par un désir de gloire et d’argent, ni par une inadéquation avec son milieu d’origine. Le fameux transfuge de classe… Sa quête est une quête de beauté et d’instruction. Elle veut apprendre et créer, sans trop savoir pourquoi, mais c’est vital. Elle commence par s’inscrire à la bibliothèque, pour dévorer une demi-douzaine de livres par semaine. Difficile à expliquer, justifier cette appétit dévorant. Comprenne qui pourra. Comme l’a si bien confessé Rainer Maria Rilke, dans ses « Lettres à un jeune poète », le véritable écrivain ne peut pas ne pas écrire (encore moins lire).
Les problématiques exposées par Jack London n’ont pas vieilli : le combat pour vivre un amour avec une personne appartenant à une classe sociale différente, la difficulté d’écrire lorsqu’on a un travail physique éreintant, et la frontière entre les « sachants » et les « apprenants ». Les apprentis écrivains et les tenants de la bonne littérature comme il faut. La scène burlesque, lorsqu’on décerne à Edène le « droit » de continuer à écrire, et même de publier de la daube (nouvelles érotiques, mauvais poème d’amour), juste parce qu’elle est devenu bankable, est à la fois drôle et emblématique de cette caste élitiste où les egos sont surdimensionnés. Et encore, Jack London, comme Martin Eden, ont échappé à la course aux prix littéraires, et au bizness des salons littéraires, où les auteurs font le pied de grue pour dédicacer leurs livres, pour la plupart oubliés au bout de six mois. Sans parler des émissions de télé où l’entre-soi des « initiés » saute aux yeux.
« La littérature ne sera jamais aussi violente que la vie », répète Edène. Pour payer sa part de loyer à son amie Gigi (Chloé Chevalier), Edène use son temps, et sa santé, en travaillant, afin de payer les photocopies de ses manuscrits, qu’elle envoie à des maisons d’édition, qui ne répondent pas, pour la plupart, ou alors des lettres-type, ou condescendantes, donc blessantes. Jusqu’à ce que ses collègues décident de se mettre en grève. Elle les comprend, mais elle ne sent pas concernée. Sa lutte individualiste pour la survie a pris toute la place. Comme si elle sentait intuitivement la vacuité de l’engagement politique, puisque les dés sont pipés d’avance, les cartes déjà distribuées. On a la bonne ou pas. Marche ou crève et pas de pitié pour les faibles. L’être humain, surtout, est tellement décevant, prévisible, effrayant de bêtise et de méchanceté, dans sa grande majorité.
Avec cette nouvelle création, Alice Zeniter poursuit sa réflexion menée dans “Je suis une fille sans histoire” (L'Arche) et dans "Toute une moitié du monde" (Flammarion), autour de la littérature comme enjeu de domination culturelle et de validation sociale. Est-il possible de produire du « beau » lorsque l’on vend sa force de travail dans des conditions épuisantes ? Telle est, pour Alice Zeniter, l’une des questions que pose Edène, Martin Eden. Enfin, elle rappelle l’absurde postulat consistant à ne considérer que ce qui « marche »… Sur le marché du Livre. Qu’est-ce que le succès ? Et la prétendue « réussite » sociale. Être en accord avec soi-même, ou se fier au regard des autres ? Du plus grand nombre. Edène, comme Martin Eden et Jack London (sans oublier Alice Zeniter), semble-t-il, connaissent la réponse. Ils étaient les même, à leurs débuts, lorsqu’ils noircissaient des pages refusées par les autoproclamés experts de l’édition, qu’au jour où ils atteignent (enfin) la gloire (et l’argent). Le pouvoir, en somme. Plus les tenants (les puissants) du bon goût artistique, et culturel, les respecte, plus ces derniers, voire certains proches, tombent dans leur estime.
Ce constat est tout sauf manichéen, comme l’ont affirmé quelques pisse-vinaigre de la critique « théÂtrale » installée, qui chipotent sur la forme, oubliant le principal, le fond. Ou quand la sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt… Aucune caricature ici. Juste la réalité. Une vérité brulante, qui dérange, évidemment ; car elle est dure à dire et à entendre. A défaut d’être admise. Le personnage d’Edène est loin d’être irréprochable, évidemment. Mais elle est sincère, sans faux semblants. De même, la mise en scène d’Alice Zeniter n’est pas parfaite. Il y a quelques longueurs, mais elle secoue, réveille, donne à réfléchir, n’impose rien, ne laisse jamais indifférent. Notamment quand elle transforme le plateau en bordel (organisé) digne des grandes heures d’Agitprop à la Cartoucherie, dans les années 70. Les cinq comédiennes, Ana Blagojevic, Leslie Bouchet, Chloé Chevalier, Elsa Guedj & Mélodie Richard (en alternance), et Camille Léon-Fucien, sont aussi à l’aise en bobo qu’en prolo du lumpenprolétariat, revisité au vingt-et-unième siècle. Elles se démènent avec une telle conviction, endossant divers rôles, comme la drôlissime bibliothécaire, qu’on croirait qu’elles sont le double sur scène. Martin Eden est mort. Vive Edène !
Édène
Inspiré de Martin Eden de Jack London
Conception, écriture et mise en scène : Alice Zeniter
Avec Ana Blagojevic, Leslie Bouchet, Chloé Chevalier, Camille Léon-Fucien, Mélodie Richard en alternance avec Elsa Guedj
Assistanat à la mise en scène : Fanny Sintès
Lumière : Claire Gondrexon
Scénographie : Camille Riquier
Création musicale : Rubin Steiner
Costumes : Laure Mahéo
Régie générale, régie son, sound design : Tanguy Lafond
Régie plateau : Lucile Réguerre
Construction décor : Éric Gaultier
Production : L’Entente Cordiale.
Coproduction : La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche ; La Criée – Théâtre national de Marseille ; La Snat 61, Alençon / Flers / Mortagne-au-Perche ; La C.R.E.A – Coopérative de Résidence pour les Écritures, les Auteurs-ices – Mont-Saint-Michel, Normandie ; Théâtre Public de Montreuil – CDN ; Centre Culturel Jacques Duhamel, Vitré ; Grand T, Théâtre de Loire-Atlantique ; L’Archipel, Pôle d’action culturelle – Ville de Fouesnant ; Le Quartz, Brest
Avec la participation artistique du Jeune théâtre national
Avec le soutien de la SPEDIDAM, de la Région Bretagne, du Conseil départemental des Côtes d’Armor, de la DRAC Bretagne et de la DGCA.
Édène est publiée et représentée par L’Arche – éditeur & agence théâtrale.
Crédit-photos : Lynk-Sk et Simon Gosselin
Dates et lieux des représentations:
- Du 27 novembre au 1er décembre 2024 au Théâtre La Criée - Marseille
- Du 4 au 6 décembre 2024 - Onyx, Théâtre de Saint-Herblain, avec Le Grand T
- Du 10 au 13 décembre 2024 - Théâtre de la Croix Rousse, Lyon
- Du 15 au 26 janvier 2025 - Théâtre Public de Montreuil, CDN
- Le 6 février 2025 - L'Archipel, Fouesnant
- Le 3 avril 2025 - Athéna, Auray
- Les 23 et 24 avril 2025 - La Maison du Théâtre avec Le Quartz, Scène nationale de Brest
- Le 27 avril 2025 - La Halle Ô Grains, Bayeux
- Le 29 avril 2025 - Centre Culturel Jacques Duhamel, Vitré
- Les 19 et 20 mai 2025 - Scène nationale 61, Le Forum, Flers