La contrainte : Peut-on échapper à l'injonction collective?
- Écrit par : Virginie Gossart
Par Virginie Gossart - Lagrandeparade.com/ Longtemps considéré comme un écrivain peu engagé, plus enclin à sublimer la contradiction du sentiment amoureux qu'à parler de son époque, Stefan Zweig semble aujourd'hui être redécouvert par le public et les critiques.
Les mots de son récit Le Monde d'hier jouissent ainsi d'un regain d'intérêt, tant ils font écho à l'inquiétante actualité, celle de la montée des nationalismes de tout bord, du repli sur soi, et de la peur irrationnelle de l'autre.
La nouvelle La Contrainte, alors qu'elle a été publiée en 1920, entre également en résonance avec les événements les plus récents. Ouvertement autobiographique, Der Zwang nous raconte l'histoire d'un couple qui a fui la guerre, et vit reclus dans un univers protégé. Déclaré inapte au service en temps de paix, l'homme, artiste peintre, reçoit une lettre qui l'informe de sa mobilisation. Alors qu'il est profondément pacifiste et que sa femme lui demande, au nom de l'amour qu'ils partagent, de ne pas céder à cet appel, il est tiraillé entre sa conscience, ses convictions, son amour, et une attirance irrésistible vers le néant de la guerre. Il est question ici de notre capacité à résister à une autorité, qu'elle soit bureaucratique ou non, à lutter contre notre tendance à obéir, même lorsque l'injonction est injuste, ou qu'elle va à l'encontre de notre nature profonde.
La metteuse en scène, Anne-Marie Storme, exploite bien la contradiction de ce personnage, pris entre ses sentiments, ses valeurs, et ses devoirs. L'adaptation fait ressortir l'atemporalité du récit de Zweig : l'époque n'est pas précisée, nous ne connaissons pas le pays où se déroule l'action, nous savons très peu de choses à propos des personnages, et nous ignorons tout du conflit qui force l'artiste à partir au combat. Ce parti-pris donne aux mots de l'écrivain autrichien une dimension très contemporaine. La musique électro rock, créée, jouée et chantée en live par Stéphanie Chamot, ponctue l'action et va également dans ce sens. Elle apporte du dynamisme aux paroles des personnages, tout en nimbant leurs dialogues d'une atmosphère pesante, oppressante, qui épouse très bien le poids des mots.
La pièce est aussi une exploration des mystères du couple : comment aimer l'autre lorsqu'il devient pour soi un étranger, lorsqu'on ne comprend plus ses intentions, ses décisions, son intériorité ? Cette exploration donne lieu à de belles scènes entre les deux acteurs, Anne Conti et Cédric Duhem, qui incarnent ce couple tout à coup désaccordé. À travers quelques pas de danse, ils nous font ressentir l'amour sincère qui existe, malgré l'adversité, entre eux. Dans une autre scène, poignante, sur le quai d'une gare, Anne Conti sait incarner avec brio toute l'énergie du désespoir animant cette femme qui ne veut pas perdre son amour au nom d'une autorité supérieure et désincarnée.
Les limites de cette adaptation se trouvent peut-être dans son caractère assez statique. On nous fait entendre les paroles et les pensées de ces personnages, dont certaines sont poignantes, drôles ou absurdes, mais on les voit peut-être trop rarement en action. Le récit reste souvent un récit, et le présent semble être déjà du passé raconté. Cette distance empêche parfois d'être en totale empathie avec les personnages.
Il n'en reste pas moins que cette adaptation vaut le détour, pour les mots de Zweig et leur résonance si contemporaine, pour l'énergie et la générosité des acteurs, et pour les questionnements vertigineux induits par la représentation : quel sens donner à la guerre ? Que signifie être courageux ? Quelles limites imposent la patrie et les frontières ? Jusqu'où doit-on obéir ? Comment rester libre ?
La Contrainte
D'après Stefan Zweig
Mise en scène : Anne-Marie Storme
Interprètes : Stéphanie Chamot (musique live), Anne Conti, Cédric Duhem
Créateur·rice lumière : J-M Daleux
Attaché·e presse : Catherine Guizard
Dates et lieux des représentations:
- Du 3 au 20 juillet 2024 au Théâtre de la BOURSE DU TRAVAIL CGT - Festival Avignon off 2024