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Théâtre : Abysses ou un immense cimetière marin

  • Écrit par : Christian Kazandjian

AbyssesPar Christian Kazandjian - Lagrandeparade.com/ L’île de Lampedusa, un laboratoire d’expérience humaine, faite de tragédie et de générosité.
Un homme seul sur l’immense plateau vide. Il est vêtu comme on l’est à la ville. Il se met à conter. La mer, tout ce qui rattache, surtout tout ce qui concerne le code marin et le sauvetage. Un plongeur témoigne : toute vie doit être sauvée, sans distinction de sexe, d’âge, de couleur de peau ou religion, par tous les moyens et quelles que soient ses propres convictions politiques ou religieuses –lui est plutôt d’extrême-droite, mais il est avant tout plongeur-sauveteur. Puis le narrateur (l’auteur d’Abysses, l’écrivain sicilien Davide Enia) rapporte sa propre expérience à Lampedusa. Lampedusa, île italienne, au large de Malte, connue comme l’une des principales voies d’entrée en Europe pour les femmes, hommes et enfants fuyant la misère, les guerres en Afrique et en Asie. Il assiste aux débarquements de rescapés des flots, aide, avec des bénévoles à les accueillir dignement. Parfois n’arrivent dans les chaloupes ou jetés par les vagues que des corps, gonflés, défigurés qui ont perdu tout aspect humain. Il n’ont plus de corps, plus de nom, plus de passé. Le narrateur a effectué les visites avec son père ; l’oncle Beppe se meurt en Sicile. Une relation nouvelle se noue, après des décennies de silence, de mutisme, dans l’impossibilité de dire l’amour, simplement de dire, alors que chaque geste, chaque regard sont autant de messages d’amour.

Indifférence et solidarité

Fréquenter de si près la détresse humaine, le mépris, l’indifférence, mais également la dignité des migrants, et la solidarité permet d’ouvrir les vannes des échanges, de la parole. Les deux récits d’une même humanité s’entrelacent, se nourrissent l’un l’autre, se renforcent. La vie est ce bien précieux qu’il faut préserver –le père et l’oncle, médecins l’ont appliqué toute leur carrière durant. Tout comme la dignité dans la mort ; le fossoyeur lave les corps qui portent pour certains les stigmates des violences, des viols (« on ne ferait jamais subir à un animal ce qu’on fait subir aux femmes Â» témoignent des légistes) ; ce gardien des corps les enterre, sous l’ombre d’une croix et d’un arbuste, fleurit les tombes d’anonymes dont aucune famille ne pourra faire le deuil.

Rencontres et échanges

On l’aura compris : Abysses est un spectacle d’une brûlante actualité en ces temps où la xénophobie, le repli identitaire gagnent l’ensemble du monde. Il ressort de la catégorie : théâtre-récit. Un homme seul sur scène, sans décor, ni costume raconte. Il dévide l’écheveau d’un écrit brut, douloureux mais non exempt d’humour, projeté dans l’urgence. La mise en scène fait le choix de donner à entendre le texte, le poids des mots. Le plateau nu, sombre est cette Méditerranée, mer bienfaitrice, trait d’union entre les peuples, que l’égoïsme, les sombres calculs politiciens ont transformée en cimetière. Quelques points lumineux, étoiles rougeoyantes s’éteignant dans le firmament sombre, confèrent au récit une valeur universelle. La musique en direct (voix et guitare électrique de Claire Vailler), donne voix à la mer, d’étale à déchaînée, de bienfaisante à dangereuse. Quant au comédien, Solal Bouloudnine, il n’est que de saluer une performance, tout de nuances du phrasé, de justesse gestuelle, qui traduisent la profonde humanité du propos, la complexité des rapports humains.

Abysses
Texte : Davide Enia
Traduction : Olivier Favier
Mise en scène : Alexandra Tobelaim
Avec Solal Bouloudnine, Claire Vailler.
Musique : Claire Vailler et Olivier Meliano
Scénographie : Olivier Thomas

Dates et lieux des représentations: 
- Du 28 février au 9 mars 2024 - Théâtre 13, Paris
- Les 13-14 mars 2024  -  Théâtre Sorano, Toulouse
- Le 21 mars 2024 -  La Garance, Cavaillon
- Les 4-5 avril 2024 - CONOI, La Réunion 


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