Rabelais au théâtre : un souffle de liberté salutaire
- Écrit par : Christian Kazandjian
Par Christian Kazandjian - Lagrandeparade.com/ Parcours d’un iconoclaste, pourfendeur de cagots et rénovateur du français, à grands éclats de rire.
Paris en l’an de grâce 1546. Rabelais fait face à l’agressivité et aux menaces d’un maître en théologie de la Sorbonne. Ce dernier le menace rien moins que du bûcher s’il ne renonce pas à écrire des livres où il moque l’église et rencontre un immense succès public. En cause Pantagruel, écrit en 1532, et Gargantua composé deux ans plus tard. Durant la controverse, l’écrivain, par ailleurs, médecin et ecclésiastique tourne en ridicule le prêtre. Celui-ci sent le soufre, ou plutôt les fumets du bûcher où a péri, la veille, Etienne Dolet, éditeur de Marot, de Galien, de Rabelais. Devant la menace non voilée, il décide de fuir pour se réfugier chez son protecteur monseigneur Du Bellay, quand surgit Clément, un collègue connu quand il exerçait la médecine à Montpellier. Plus tard, chez le cardinal, après moult libations, Rabelais s’endort. Il est poursuivi, la nuit durant, par les fantômes du passé, en une sarabande drolatique et inquiétante. Il se réveille, six ans plus tard, vieilli, chez Clément, après bien des pérégrinations ; il hésite à terminer l’écriture du Quart Livre -Le Tiers Livre est paru en 1546. Clément le convainc, en convoquant les personnages créés par Alcofrifas Nasier, anagramme de François Rabelais : le curé paillard et cogneur Frère Jean des entommeures, le tyran Picrochole et son âme damnée le capitaine Merdaille. Les deux compères, dans un immense éclat de rire, scellent le pacte : Rabelais continuera d’écrire pour le grand bien de ses lecteurs et de ses patients ( ne leur prescrit-il pas de profiter de la vie et de rire comme remède à leurs maux ?).
Une saga de géants de la littérature
Brillant représentant d’un monde intellectuel en pleine effervescence en ces siècles de Renaissance, Rabelais (1483 ou 1494- 1553), homme d’église, médecin, passe à la postérité dans les pas d’une famille de géants (Grandgousier et Gargamelle, Gargantua leur fils qui engendre Pantagruel) dont les aventures rigolardes, non dépourvues d’humanisme, de critiques de la politique de la religion, ont traversé le temps sans prendre une ride. C’est qu’elles touchent au plus profond les sensibilités, l’intelligence, à travers la satire, la farce. Choisir comme héros des géants permet toutes les audaces, dont celui, plus que salutaire d’enrichir la langue. Rabelais a revivifié, ragaillardi un français essoufflé, grâce à l’invention de vocables et d’expressions, tirés du grec, du latin et des parlers populaires. Esprit ouvert, curieux, il ne pouvait que s’attirer les foudres d’un clergé et d’une noblesse rances, confits en dogmes. Prêtre et anticlérical, chrétien et libre penseur, il a incarné l’« honnête homme », tout entier tourné vers la tolérance et le savoir. Un ennemi pour les intégristes de son époque. Ces derniers, le voient encore aujourd’hui, ont toujours tenté, dans les périodes de grand changement culturel, politique, social, de s’opposer, par la coercition, la force, voire la violence, à l’élaboration de la pensée à laquelle ont contribué des Galilée, Giordano Bruno, ou Rabelais, dont l’œuvre résonne d’une rafraichissante actualité. Tout le monde connaît Gargantua ou l’expression : « moutons de Panurge », signe de la vitalité des écrits de Rabelais.
Un rire salutaire
Le texte de Philippe Sabres et Jean-Pierre Andréani, qui met en scène, en un habile raccourci, dessine la trajectoire passionnante d’un réformateur de la langue et des mœurs, passeur d’un message humaniste par le biais de la parodie et du rire. La pièce est remarquablement servie par Philippe Bertin dans le rôle-titre et Michel Laliberté qui revêt, dans un ballet irrésistible, les défroques du névrosé docteur de la Sorbonne (sosie de la Mort dans Le 7e sceau de Bergman) , du cardinal viveur et de quelques autres, dont le truculent Panurge. Les auteurs ont eu la bonne idée de truffer le texte d’extraits de l’œuvre de Rabelais, déclenchant le rire et la réflexion. Quant au décor minimaliste, évoquant le fuite éternelle du proscrit, il laisse au texte la place d’honneur. Le récit de la bataille que livre Frère Jean des eutommeures, lors des guerres picrocholines, figure au panthéon de la littérature, comme celui des agapes de Gargantua, ou de la déclinaison des différents torche-culs, ou des litanies d’injures que se jettent en gueule les fouaciers et les gens de Gargantua durant la guerre. Un spectacle à voir d’urgence, en ces temps maussades, car comme le répète Rabelais : « rire est le propre de l’homme ».
François Rabelais, portrait d’un homme qui n’a pas souvent dormi tranquille
De Philippe Sabres et Jean-Pierre Andréani
Mise en scène : Jean-Pierre Andréani
Avec Philippe Bertin, Michel Laliberté
Dates et lieux des représentations:
Essaïon, Paris 4e (01.42.78.46.42) jusqu’au 4 avril 2022, vendredi et samedi à 19h15, et du 10 mars au 2 avril, les jeudis à 19h15.