Les Cahiers de Nijinski : une plongée au cœur des ténèbres
- Écrit par : Christian Kazandjian
Par Christian Kazandjian - Lagrandeparade.com/ La folie du génial danseur Nijinski éclate dans ses Cahiers. Une pièce portée par trois remarquables interprètes.
Un homme hante le parterre, en haillons. Il prend des poses, grimace. Attitude simiesque ; ou d’un faune. Revit-il les temps où il triomphait dans les théâtre du monde, bondissant, dansant comme nul autre avant lui ? Ce pauvre hère : Vaslav Nijinski, né de parents polonais, à Kiev dans l’empire russe, en 1889 ; un des plus grands de la scène chorégraphique russe, avec les Balanchine, Baryshnikov ou Noureev. Le 19 janvier 1919, celui qui permit, de par sa grâce, sa technique, de faire triompher, au sein des Ballets russes et au-delà des polémiques, Le Sacre du printemps ou l’Après-midi d’un faune, danse son dernier ballet. Le soir même, il se met à la rédaction de trois cahiers qu’il achève le 4 mars, jour où il quitte Saint-Moritz pour Zürich où il sera interné au sanatorium Bellevue. On lui diagnostique une schizophrénie. Dès lors, il vivra, éloigné de sa femme Romola et de sa fille, de clinique en asile psychiatrique, jusqu’à sa mort à Londres en 1950. Ses Cahiers représentent une lente et cruelle plongée dans les tréfonds de la douleur, du mysticisme (« je suis Dieu »). Et d’une éprouvante solitude. Les rares moments de bonheur (une promenade dans les montagnes suisses) sont immédiatement contrebalancés par le double qui se reprend à éructer, à maudire le monde entier et spécialement le célèbre chorégraphe, Serge de Diaghilev qui fut son mentor, son amant : est-ce son évocation qui fait naître chez Nijinski ses délires pornographiques ? Du danseur au physique androgyne, quasi félin, il reste, aujourd’hui, quelques séquences filmées, une sculpture de Rodin, un prix Nijinski, un système de notation de la danse permettant de reconstituer certaines de ses chorégraphies, une tombe au cimetière de Montmartre à Paris. Et ses Cahiers.
Quelque chose de bestial
Pour porter à la scène une telle œuvre, totalement déjantée, violente, pleine de folie, il fallait le talent d’un Denis Lavant, épaulé par deux musiciens d’égale qualité : Gaspar Claus (violoncelle) et Matthieu Prual (saxophone, clarinette basse). La musique (instrumentale et électronique) est ici un élément nécessaire, primordial : toute la carrière d’un danseur repose sur la musique : pour Nijinski, Stravinsky (Le Sacre du printemps), Debussy (Jeux, L’Après-midi d’un faune), Strauss (Till l’espiègle), ou Ravel (Daphnis et Chloé). Musique et chorégraphie, constituant les éléments indissociables du ballet, les trois protagonistes sont, ainsi, pareillement dévêtus, torse et pieds nus, d’aspect presque bestial. Car ici, la musique se distord, grince, aboie et geint, accompagnant les visions de Nijinski en proie à ses démons. Le comédien utilise un micro, comme un prédicateur s’adressant à des publics de hasard, déroulant ses convictions, en litanie ponctuée de gesticulations. Rude tâche pour un comédien que de se coltiner un texte décousu, haché, plein de bruit et de fureur, un rien punk et rap. Les projections sur écran, en noir et blanc (lumière de l’artiste au sommet de son art, ténèbres de la maladie) soulignent l’aspect schizophrénique, dédoublé du personnage. Les Cahiers de Nijinski ressortent de l’écrit brut, œuvre par essence difficile à mettre en espace. Denis Lavant et ses deux complices s’en acquittent avec talent et conviction.
Les Cahiers de Nijinski
Auteur : Vaslav Nijinski
Adaptation : Christian Dumais Lvowski
Direction artistique : Matthieu Prual
Dates et lieux des représentations:
- Les 29 et 30 janvier 2022 au Théâtre de la Reine Blanche - Paris