Le Méridien : une " poignée de main" mémorable entre Nicolas Bouchaud et Paul Celan
- Écrit par : Julie Cadilhac
Par Julie Cadilhac - Lagrandeparade.fr/ Paul Celan, poète juif roumain de langue allemande, fait un discours aussi singulier qu'inspiré en 1960, à Darmstadt lors de la remise du prix Büchner. Il y parle de sa propre pratique, jouant à la fois "avec tous les codes d'un discours de réception mais qui se dévoile peu à peu comme une performance poétique ".
Parole d'un poète avant tout, donc, qui épouse le rejet de l'art officiel de l'écrivain, dramaturge et révolutionnaire Georg Büchner où tout n'est qu'"artifice et mécanique, carton-pâte et horlogerie", ce "Méridien" est aussi un acte de liberté, de révolte et de résistance. Une parole foisonnante, dense, hautement spirituelle, effleurant souvent de ses mots les cieux de la métaphysique. N'oubliant ni "l'accent aigu de l'actualité", "le grave de l'histoire" et "le circonflexe de l'éternel", Paul Celan réussit à transcender un discours sur la poésie en parole poétique vibrante, à glisser d'une dissertation théorique sur cette "majesté de l'absurde" à une performance sensible et virtuose. Il met ainsi en scène un couple étonnant et presque oxymorique: l'art et son " inquiétante étrangeté" et la poésie qui est,avant tout, partage et rencontre. L'Art qu'il met en accointance avec la marionnette: Paul Celan, en puisant dans les textes de Büchner, cite ainsi "La Mort de Danton" où l'art est défini comme une gesticulation "dont les articulations craquent à chaque pas en pentamètres iambiques", évoque "Woyzeck" où l'art apparaît sous la figure d'un singe dans la bouche d'un bonimenteur, ou encore "Lenz" où l'art est accusé de "pétrifier le vivant" comme "une tête de Méduse". L'Art qui ne peut se passer de ces artifices et nous apparaît donc forcément dépaysant et étranger. Face à lui, sorte de "contre-parole", la Poésie, elle, dans le moindre de ses tressaillements, " garde le cap sur l'Autre", "se tient dans le secret de la rencontre". " Aucune différence de principe entre un poème et une poignée de main" conclura Celan. La poésie est une manifestation fulgurante de l'humain, une "utopie", un acte absurde mais éclaboussant de vie comme celui de Lucile qui crie " Vive le roi" à la fin de la pièce de Büchner après qu'elle ait vu son mari, Camille Desmoulins, se faire guillotiner. La poésie qui s'avère,en quelque sorte, une "renverse du souffle", une interruption de l'art...
[bt_quote style="default" width="0" author="Paul Celan, Le Méridien"]L'art serait le chemin que la poésie aurait à mettre derrière elle.[/bt_quote]
Mis en scène par Éric Didry avec lequel il avait déjà monté deux autres monologues brillants -" La loi du marcheur" et " Un métier idéal"-, Nicolas Bouchaud nous invite à un feu d'artifice d'images et de concepts qu'il est ardu de synthétiser sur l'instant et qui pourrait donc déstabiliser certains spectateurs si le comédien n'avait pas le talent de nous emporter avec lui, grâce à son incarnation investie, quand on perd pied avec le sens. Soutenue par des musiques (choisies avec pertinence) qui accompagnent avec délicatesse les inflexions de la pensée, cette recherche topographique de l'art et de la poésie invite à un "retour chez soi", en soi. Si l'art, en effet, met le "je" à distance et que cette pièce en est - forcément - l'une de ses expressions, Éric Didry et Nicolas Bouchaud réunissent le pari de contrecarrer cet éloignement de principe et donne à ce monologue le "souffle coupé" de la poésie. Remarquable comédien dont on salue la performance, Nicolas Bouchaud donne à voir un " personnage" qui s'avère tout à la fois être le poète Paul Ceylan, Lenz ou Lucile - caractères de Büchner - et par extension, une voix universelle dont les inflexions expriment la satisfaction, l'amusement, la passion et l'investissement dans cet acte de parole "qui tient tête car il est au bord de lui-même".
Au sein d'une scénographie bichromatique, ce " Méridien" se veut démonstration d'une réalité par définition indicible : " la poésie advient, là où cède, contre toute attente, la langage." A même le sol, armé d'une craie, l'acteur ne cesse de dessiner des schémas constellés de flèches et d'écrire des dates, points de départ de l'écriture dans nos inconscients et dans nos veines.
Ce " Méridien", invitation exigeante et spirituelle de deux hommes de théâtre à expérimenter une oxymore esthétique, doit être salué pour sa remarquable capacité à faire entendre des pensées et des images qui prennent figure humaine, se déploient dans l'espace sacré de la salle de théâtre et se répercutent en écho dans les émotions de chaque spectateur. Hommage à l'essence même de la révolte au coeur de l'acte poétique, Nicolas Bouchaud, porte-parole de Paul Celan, l'un de ces êtres indispensables qui marchent sur la tête, a, le temps de la représentation, "le ciel en abîme sous lui"...A voir, pour être convaincu qu'il ne s'agit pas seulement de comprendre...
Nicolas Bouchaud a travaillé sous la direction d'Etienne Pommeret, Philippe Honoré, Frédéric Fisbach et, à maintes reprises, sous celle de Jean-François Sivadier ( dans "Noli me tangere", "La folle journée ou Le Mariage de Figaro", "La Vie de Galilée", "La Mort de Danton", "Le Roi Lear", "La Dame de chez Maxim" de Feydeau et "Le Misanthrope" pour lequel il a reçu le prix du meilleur acteur du Syndicat de la critique en 2013) . Il a joué également et mis en scène "Partage de Midi" de Paul Claudel au Festival d'Avignon 2008 mais aussi "Deux Labiche de moins" dans le cadre du Festival d'Automne parisien en 2012. En 2015, il a repris son rôle dans "La vie de Galilée" au Théâtre le Monfort. Avec Eric Didry, il a créé "La loi du Marcheur" à partir des entretiens de Serge Daney avec Régis Debray en 2010 et, en 2013, "Un métier idéal", une adaptation du livre de John Berger et Jean Mohr. Il répond pour notre plus grand plaisir à nos questions ici; une manière de traverser encore avec lui "Le Méridien" du poète Paul Celan.
On ne vous demandera pas pourquoi vous avez eu envie de monter le texte – au propos aussi humaniste que brillant- de Paul Celan mais plutôt comment ce texte est arrivé jusqu'à vous et quelles ont été vos premières impressions et réactions vis à vis de lui?


J’ai lu « Le méridien » en 2002 parce que je travaillais sur le théâtre de Georg Buchner auquel Celan fait beaucoup référence dans son discours. A l’époque je connaissais mal la poésie de Celan mais ce texte m’avait beaucoup impressionné. Dans son discours, Celan tente, pour la première et unique fois, de réfléchir sur sa pratique d’écrivain, de poète. Sa réflexion sur la poésie a tout de suite fait écho avec mes propres questionnements sur l’acteur.
Le discours du poète juif roumain, fait en 1960 en Allemagne lors de la remise du prix Büchner, est une tentative pour parler de sa propre pratique, du " renversement poétique qu'il opéra sur la langue allemande", c'est bien ça? En peu de mots, pour éviter une explication trop fastidieuse pour vous, pourriez-vous nous donner quelques pistes sur la consistance de cette démarche esthétique ? 


« Le méridien » est un manifeste poétique. Le renversement opéré par Celan sur sa propre langue (l’allemand) est comme chez Mallarmé, Holderlin ou Mandelstam la marque des grands poètes. Les mots n’imitent pas la réalité. La poésie ne représente plus la réalité, elle se constitue elle-même en une autre réalité. Elle est de l’ordre de la vision. Comme dit Celan, le poème est tourné vers ce qui apparaît, il interroge ce qui s’offre à son attention. On pourrait dire que toute poésie nous invite à guetter, à être attentif. « Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir » dit Rimbaud. Celan fait jouer et danser la langue. Les mots ont plusieurs sens et il les utilise. Il y a un système d’écho entre les mots qui finit par composer un lexique. Voilà pour la visée esthétique. Mais il y a aussi chez Celan une visée éthique de la poésie. Ce « renversement poétique » se fait à partir de la Shoah. La poésie de Celan se construit à partir d’Auschwitz et des camps d’extermination nazis. La poésie devient ici une « contre-parole » et Celan parle souvent d’ « enjuiver » la langue allemande. La poésie est un ressaisissement du sujet face à la barbarie.
Interroger la pratique de l'acteur et l'art de la représentation sur les planches, pourquoi cela vous apparaît-il essentiel dans votre démarche de comédien? Est-ce le reflet probant d'un artiste engagé qui souhaite amener sans cesse le spectateur à ne pas être qu'un réceptacle passif d'émotions? Est-ce déjà une façon de définir votre vision du théâtre?


Je ne crois pas que le spectateur soit un réceptacle passif d’émotions. Je ne suis pas là non plus (sur la scène) pour lui apprendre quelque chose. Encore moins pour lui transmettre un message. Mon souci à travers « Le méridien » c’est de proposer une expérience au spectateur. Libre à lui de s’y prêter ou pas. J’ai des convictions, des désirs et parfois je trouve judicieux de les offrir en partage. Je propose simplement un chemin, une traversée à faire tous ensemble.
"Dire ce que nous sentons et non ce qu'il faudrait dire". Dans quelle mesure votre démarche de comédien rejoint-elle celle du poète Paul Celan?


Cette phrase n’est pas de Celan. Ce sont les derniers mots du « Roi Lear » de Shakespeare. Je crois qu’ils rejoignent la visée poétique de Celan. Ils s’appliquent aussi au travail de l’acteur. La recherche de l’expression la plus singulière, la plus personnelle…
Comment travaillez-vous une parole – ici poétique- pour qu'elle résonne au mieux et soit entendu avec le plus de clarté par l'oreille vierge du spectateur? Utilisez-vous des techniques spécifiques de diction, de respiration, d'analyse des pauses et des mouvements, de structure, de sens, pour la restituer de la manière la plus intelligible possible?
Je n’utilise aucune technique particulière. Oui, je suis attentif à la respiration, aux pauses, aux mouvements, aux rythmes. Le texte est une matière qu’il s’agit de rendre audible et sonore. Cela demande un long travail d’appropriation pour que le texte soit, à la fois, le vôtre mais aussi toujours celui d’un autre. Dire un texte c’est aussi dialoguer avec lui.
Un mot pour finir sur le titre de ce texte: "Le méridien"? Que vous inspire-t-il?
La même chose que pour Celan. Le méridien est pour lui, la ligne imaginaire qui relie des personnes, des dates, des lieux qui à priori n’ont pas de rapport entre eux. Le méridien c’est ce qui dessine notre cartographie. Une géographie de l’intime. Un paysage de désir. Une utopie, c’est à dire aucun lieu. Ce qui est désirable mais n’existe nulle part. Le poème va du lieu vers le non-lieu. D’ici vers l’utopie.
Le Méridien
Un projet de et avec Nicolas Bouchaud / Mise en scène Éric Didry
d’après le livre de Paul Celan © Ed Le Seuil
Traduction : Jean Launay
Adaptation : Nicolas Bouchaud, Éric Didry et Véronique Timsit
Collaboration artistique : Véronique Timsit
Lumière : Philippe Berthomé
Scénographie : Élise Capdenat
Son : Manuel Coursin
Production : Humain trop humain CDN Montpellier
Coproduction : Théâtre national de Strasbourg, Festival d’Automne à Paris, Le Théâtre du Rond-Point, Le domaine d’O – domaine départemental d’art et de culture, Montpellier, La Compagnie Italienne avec Orchestre, Le Nouveau Théâtre d'Angers
Dates des représentations:
- Création du 2 au 16 octobre 2015 au Théâtre National de Strasbourg (TNS)

- Du 27 octobre au 7 novembre 2015 au Théâtre Vidy-Lausanne

- Les 10 et 12, 13, 14 novembre 2015 au Domaine d’O / Montpellier
 - Co-programmation avec la saison de Hth ( Montpellier)
- Du 25 novembre au 27 décembre 2015 au Théâtre du Rond-Point / Paris (dans le cadre du Festival d’Automne à Paris)
- Du 4 au 14 avril 2018 au Théâtre du Rond-Point - Paris
Photos noir & Blanc: ©FERNANDEZJeanLo
Photos Couleur: © Jean-Louis Fernandez
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